• Larnay pendant la guerre

    UNE VUE DE LARNAY PENDANT LA GUERRE. .
    Loin de s'isoler dans sa paix séculaire, le paisible couvent fut touché lui aussi par la fièvre de la Guerre sainte : les habitudes traditionnelles que je retrouvais là fidèlement depuis quinze ans se trouvèrent bouleversées, le personnel et la place grandement réduits : car l'autorité militaire de Poitiers a demandé d'abord à Larnay des religieuses pour ses nouveaux hôpitaux, et bien des institutrices d'aveugles et de-sourdes-muettes sont parties pour la ville se faire infirmières de blessés. Puis à celles qui étaient restées, elle a demandé d'installer dans le bon air du plateau champêtre une maison de convalescence pour les malheureux soldats que la Guerre a rendus sourds et quelquefois muets, et l'un des pavillons de cette vaste cité de misère et de sérénité leur a été tendrement aménagé.
    A côté de leurs dortoirs à la propreté conventuelle, voici la salle de pansements, où le médecin spécialiste attaché à l'établissement vient traiter ces héroïques serviteurs du pays et lutte pour écarter d'eux la terrible infirmité.
    Deux fois par jour les Sœurs de la Sagesse viennent faire les pansements nécessaires, et, habituées qu'elles, sont à ce peuple des sourds, elles leur parlent avec leur divine patience en articulant à merveille pour refaire l'éducation de l'oreille chez ceux qui n'ont qu'une dureté d'ouïe et pour apprendre la lecture sur les lèvres à ceux qui pourraient ne plus entendre jamais. Gaiement elles les entraînent avant tout à continuer à parler afin qu'ils ne perdent point le langage et que la terrible surdité n'en fasse pas, comme il arrive, des muets.
    ... Mais d'où vient aujourd'hui dans le grand « ouvroir » de la maison, ce joyeux bourdonnement chez le petit peuple des ouvrières, toujours très appliquées, mais qui paraissent transportées maintenant d'une particulière allégresse ? La Sœur qui le dirige nous en explique aussitôt la raison : c'est qu'elles travaillent pour les soldats, « et cela, dit la Sœur, leur donne beaucoup de zèle et un grand stimulant ».
    L'aspect de la grande salle est en effet tout changé : au lieu des soies brillamment colorées assorties avec goût sur les cadres des métiers où se penchaient les artistes, partout des teintes indécises de laines beiges, grises, bleues ou du rouge foncé, et les grandes aiguilles à tricoter d'acier ou de bois trottent de toutes parts avec les langues, ou les doigts qui font des signes. Pourtant quelques larges îlots de couleur dans cet océan terne : ce sont, aux mains des plus habiles sourdes-muettes, les culottes rouges ou les capotes bleues, qui sont commandées par l'armée. Tout le reste, tout autour, tricote, tricote, tricote, et rapidement s'empilent cache-nez, passe-montagnes, chaussettes et chandails. Voici le côté des aveugles qui apportent dans cette émulation générale une ardeur toute frémissante : elles m'expliquent que, sitôt rassemblés un cache-nez, un chandail et deux paires de chaussettes, vite le paquet est ficelé, et directement expédié sur le front, aux adresses venues de Paris... Et toutes ces pauvres jeunes filles qui seront, suivant toute probabilité, exclues à jamais de tout rêve du cœur, mettent purement dans cet infatigable travail pour anonymes toute leur provision de tendresse latente, et voilà, sans qu'elles s'en doutent elles-mêmes, l'une des causes de leur joyeux entrain.
    O petits « poilus » inconnus, qui, sur la ligne de feu, recevez les paquets de lainage de Larnay, ne pourrait-on pas vous apprendre qui a fait pour vous ces bons tricots qui vous raniment ? Il me semble bien que vous en sentiriez votre corps et votre âme encore mieux réchauffés...
    Mais écoutez ce que j'ai encore vu chez vos lointaines sœurs infirmes.
    Dans un coin de la salle, deux des sourdes-aveugles travaillent elles-mêmes pour vous. Marthe Obrecht finit une dixième paire de fortes chaussettes et Marie Heurtin vient de terminer un huitième cache-nez. Je leur prends les mains et fais le signe de les applaudir : toutes deux debout, le visage illuminé, me répondent vivement par signes : «Nous sommes heureuses de travailler pour nos soldats.»
    Au milieu de la mer des lainages étincellent ça et là, or et argent, les broderies d'uniformes, écussons, caducées, miniatures de canons et de bicyclettes, insignes d aviateurs, etc., etc., sur lesquels sont penchées les vraies artistes, celles qui travaillaient naguère pour les ornements de tant de sacristies, d'églises et de monastères, et qui doivent maintenant en quelques heures terminer leur brillant bijou pour de beaux officiers qui repartent, permission expirée, le soir même pour les tranchées, la mer ou les airs (1).
    En redescendant de ce véritable atelier militaire, je traversai, avant de partir, les classes du rez-de-chaussée en pleine activité avec les plus petites sourdes-muettes, et je les vis, ce qui vaut tout de même mieux que les invocations du Kaiser-Tartuffe bombardeur de cathédrales, — s'appliquer à écrire sur leurs cahiers et à faire sortir de leurs gosiers rebelles cette phrase partout inscrite en «modèle» sur les tableaux noirs :
    O Jésus, ô Marie, nous vous en supplions, sauvez la France !

    Note :
    (1) Les travaux les plus pressés pour lesquels on ne laisse parfois qu'une heure, s'exécutent à Poitiers même, à la succursale de Larnay (rue de la Cathédrale, 28). (1918).

    Source : Ames en prison, 1934.