• Les garçons

    Nous avions vu plus d'une fois la sœur Marguerite, au cœur infiniment large, avoir les larmes aux yeux d'être dans l'impossibilité de recevoir à Larnay les petits garçons sourds-aveugles, dont les familles suppliantes imploraient de temps à autre l'admission. En effet, il n'était pas permis en France à un garçon d'être né ou de devenir sourd-aveugle (en dehors d'un très petit nombre d'unités élevées empiriquement ça et là) : notre civilisation si avancée avait pensé à toutes les inventions, à tous les sports, à toutes les jouissances, et à beaucoup de misères, mais elle avait... oublié ce terrible agrégat d'infirmités, moins exceptionnel qu'on ne le suppose et qui s'appelle la surdi-cécité.
    La lacune est comblée depuis le 21 février 1925, grâce à l'Institution régionale des Sourds-Muets et des Jeunes Aveugles de Poitiers, fondée en 1838 par les frères de Saint-Gabriel, un autre rameau, comme les Sœurs de la Sagesse, de la famille religieuse du Bienheureux Grignon de Montfort ; la maison est dirigée aujourd'hui par M. Douillard.
    Les grands bâtiments, les cours spacieuses, les jardins et les ateliers du n° 116 de l'avenue de Bordeaux abritaient déjà 20 jeunes aveugles et 100 jeunes sourds-muets, qui trouvent, en sortant de l'Institution, un métier dans la proportion de 90% : les sourds devenus parlants se faisant peintres, sculpteurs, menuisiers, ébénistes, boulangers, cordonniers, sabotiers, typographes, relieurs, valets de chambre ou surtout cultivateurs et jardiniers ; les aveugles les moins doués se font brossiers ou chaisiers ; les autres, formés par des musiciens de talent, deviennent organistes, professeurs de musique ou chantres. L'Institution a obtenu un diplôme d'honneur en 1933 à l'Exposition de l'Enfance, à Saint-Etienne.

    Bernard Ruez
    Un contremaître des établissements du Creusot avait cherché dans toute la France une maison où mettre son fils de 10 ans, victime à 7 ans 1/2 d'une terrible méningite qui cloua l'enfant durant 17 mois à l'hôpital en l'enroulant sur lui-même comme une couleuvre, et qui abolit totalement en lui, non la parole, mais l'ouïe et la vue, et l'on avait fini, je ne sais pourquoi, par lui indiquer, du bout de la  France, l'Institution des sourds-muets de Poitiers, comme, 35 ans plus tôt, l'on avait dirigé le tonnelier Heurtin vers l'Institution de Larnay.
    M. Vandenbusch, le directeur d'alors et le sous-directeur, M. Douillard, fervents admirateurs de l'oeuvre de Larnay depuis ses débuts, en émulation avec celle-ci, acceptèrent généreusement Bernard Ruez et se mirent, saintement passionnés, à l'éduquer, en s'adjoignant M. Dantec, professeur d'une classe d'aveugles.
    C'est ainsi que nous avons assisté aux efforts fébriles de cette jeune âme qui se débattait dans son cachot, trouvant ou retrouvant de temps à autre, sous le patient effort de ses maîtres, une voie où sa vive intelligence se précipitait comme un retour de flamme. En quelques mois il apprit, à force de bonbons (car il n'est pas naturellement endurant), l'alphabet typographique, l'alphabet Braille et l'alphabet dactylologique, et il a commencé à assembler les syllabes.
    Un jour, le 9 juin 1925. à l'époque où sa communication avec les autres était presque inexistante, après avoir travaillé devant moi, il va prendre un peu d'exercice en faisant pivoter, comme d'ordinaire, telle une énorme toupie, une grandiose mappemonde plus haute que lui. Il l'aborde en disant : « Ah ! c'est bien ça ! », et il tourne, tourne en exerçant uniquement ses bras. Brusquement il s'arrête, tâte les reliefs et questionne : « C'est pas un globe de géographie ? » Puis : « Où est la France ? — L'Allemagne ? — Le Creusot ? » Comme la France est très petite sur le globe, on l'assoit en inclinant sur ses genoux une vaste carte de la France en relief. Visiblement il a d'abord de la peine à assimiler l'équation de la toute petite France du globe avec la grande France de la carte qu'il tâte avidement dans toutes ses dimensions : « Ça n'en finit plus ! » dit-il. Puis son petit index suivant passionnément tous les creux de rivière tombe dans le trou du lac de Genève : « Je me demande si c'est pas le Rhône ? » Sur l'empressée réponse affirmative, ses doigts passent rapidement par dessus les Cévennes et appuient sur la Loire dans la première partie de son cours. « C'est l'Allier ! » sur les rives duquel il a étudié dans une école fondée par M. Schneider, directeur du Creusot. Il ne se trompait pas de beaucoup : on lui met le doigt à côté, dans le bassin parallèle de l'Allier. « Et le canal ? » dit-il, se rappelant sans doute le canal du Centre qui passe auprès du Creusot. Mais cette carte physique malheureusement n'indiquait pas les canaux.
    Nous le fîmes s'arrêter afin de ménager son cerveau en fusion, mais penchés sur cette scène, deux de ses maîtres et moi, nous étions en proie à la plus forte émotion : l'enfant muré venait de retrouver avec le gros globe, comme Marie Heurtin l'avait trouvée avec le petit couteau, une notion de la figuration, de la représentation, du signe. Toute une éducation, et sûrement une éducation très complète a, peu à peu, passé par là.
    Mais elle ne peut pas suivre, sur tous les points, on le devine, la méthode de la sœur Marguerite, qui s'adresse avant tout à des sourdes-aveugles de naissance ou frappées au bout de très peu d'années, tandis que le jeune Bernard semble avoir fait de premières études élémentaires très poussées, qu'il s'agit de lui faire retrouver pièce à pièce, dans de brusques éclairs qui ressemblent chez lui à de l'inspiration.

    25 novembre 1925. — Après trois mois d'absence j'ai couru voir Bernard Ruez, qui incarne actuellement le plus vif intérêt de Poitiers, et je l'ai trouvé complètement maître de 2 langues, outre la langue orale qu'il a toujours très vive et qui lui sert d'expression commune pour les deux autres : le Braille pour écrire et la dactylologie pour parler, et l'enfant — constatation appréciable  — est déjà visiblement calmé dans ses nerfs par le progrès régulier de son instruction. L'auteur de cet immense progrès intellectuel, incroyable de rapidité, est son principal maître,  M. Douillard, qui, pendant que nous nous reposions à la mer ou à la campagne, s'est reposé, lui, de son écrasante année scolaire d'enseignement aux aveugles et sourds-muets, par un perpétuel tête-à-tête avec un petit sourd-aveugle dans sa classe de l'institution de Poitiers...
    Malheureusement, la santé de l'enfant, qui laisse à désirer sur certains points, forcera peut-être de ralentir un peu la suite de ces progrès.
    En 1933, Bernard Ruez est un grand garçon à la taille malheureusement déjetée, très gai, très vif, violent par moment et paresseux quelquefois, qui continue à parler et répond avec abondance et une excessive volubilité aux questions qu'on lui pose par la dactylologie.
    Il s'intéresse toujours grandement à la géographie et il lit beaucoup, sans craindre les lectures sérieuses, car son livre actuel n'est autre que le Discours sur l'Histoire Universelle de Bossuet. Il réussit bien au cannage des fauteuils. Il a une vie religieuse sincère et profonde.


    Il a 7 compagnons, dont il retrouve 6 dans la classe des sourds-aveugles et dans l'atelier de rempaillage et de cannage : l'un d'eux excelle au paillage des chaises avec des pailles de 5 couleurs différentes.
    4 élèves sont déjà sortis de l'Ecole des Sourds-Aveugles : 3 d'entre eux sont chaisiers en Bretagne, ils gagnent de la sorte un peu d'argent et ils goûtent l'intime satisfaction, indispensable à tout homme, de «faire quelque chose ».

    Georges Trébès
    Mais quel est, dans la première salle de l'Institution, cet éternel et silencieux tête-à-tête de plusieurs heures par jour, entre un homme et un enfant ? C'est, en attendant les trois nouveaux élèves en perspective, l’avant-dernier arrivé, un petit Français d'Oran, un petit pâlot, Georges T..., âgé de 9 ans, dont l'intelligence tâtonne encore dans les limbes obscurs du début : son père le vit, lui, à 14 mois, l'un de ses 5 enfants, tomber malade d'une méningite cérébro-spinale et en sortir sourd, muet et aveugle. Selon l'usage général, il cherche en vain un établissement qui accepte son enfant triplement infirme. Il en est là lorsqu'un numéro du Pèlerin du 8 mars 1931 lui révèle l'existence de l'Institution de Poitiers, « institution admirable », écrit-il plus tard, « où j'ai conduit mon fils en septembre 1932». (Lire sa lettre d'infinie reconnaissance dans le Pèlerin (Bonne Presse), du 2 juillet 1933, signée T. E. )
    Et depuis cette date, le professeur actuel des Sourds-Aveugles, M. Dantec, s'enferme avec l'enfant tout le jour, travaillant à éveiller cette petite intelligence singulièrement lente : il lui enseigne à aller au bout de la salle en tâtant les murs, puis à porter à ce même bout un cahier ou deux ou trois cahiers, puis à les rapporter.
    Le petit infirme apprend à combiner quelques mouvements de plus : il sait jouer avec ses poings et ceux d'un autre au jeu du «pied-de bœuf». Le directeur actuel, M. Douillard, qui s'intéresse toujours à ses chers sourds-aveugles, étant descendu plusieurs fois pour le récompenser de ses efforts avec des gâteaux, l'enfant a eu seul l'idée de prendre les clés de M. le Directeur dans la poche de celui-ci, de monter son escalier, de pénétrer dans son bureau et de trouver les gâteaux dans un tiroir laissé à sa portée, et il recommence cette expédition de temps en temps. Mais on le voit, il en est encore à la période primitive, celle qui précède la libératrice intelligence du «signe» : c'est Marie Heurtin avant le signe du couteau, Bernard Ruez avant le signe de la carte en relief.
    Ainsi que la plupart des sourds-aveugles il a l'odorat très développé, et commence par porter à son nez tout ce qu'on lui présente.
    Sa famille, venue le voir pendant les vacances, a été enthousiasmée par ses immenses progrès.

    Un homme de 39 ans, tombé sourd à 18 ans, et aveugle à 34 ans, marié et abandonné par sa femme, vient d'arriver d'un hôpital où il végétait et ici il recommence bien sa rééducation. Telle est l'école masculine des « âmes en prison », la seule en France, comme Larnay est la seule école féminine.
    L'on voit de quelle première grandeur brille à présent Poitiers dans le magnifique ciel étoile de la Charité française.

    Deux des élèves de l'Ecole des sourds-muets-aveugles de l'avenue de Bordeaux viennent d'être récompensés (25 décembre 1933) dans le concours de travaux organisé pour tous parle Conseil des Prud'hommes de Poitiers : M. Joseph Renucci et M. Gabriel Séasseau (Prix d'honneur des apprentis) pour de remarquables travaux de cannage et de paillage de chaises en blanc et en couleurs. L. A.

    *

    **


    L'Institution de Larnay et l'Institution de l'avenue de Bordeaux, outre la proximité, la mutuelle estime, la communauté des principes, la sainte émulation dans le bien sont encore unies par un lien très fort : elles font partie l'une et l'autre de la Fédération des Associations de Patronage des Institutions de Sourds-Muets et d'Aveugles de France, qui a été fondée en 1928 par son secrétaire général actuel M. Lemesle, ancien directeur de Poitiers, actuellement directeur de l'établissement de la Persagotière à Nantes, et qui, à l'applaudissement général, vient de recevoir la croix de la Légion d'honneur pour toute son existence de dévouement aux déshérités de la vie. La Fédération ne comprend pas moins d'une cinquantaine d'institutions et travaille incessamment au perfectionnement pédagogique de leurs 500 maîtres et maîtresses. Elle y arrive par deux moyens : 1° par des Congrès périodiques, comme ont été celui de Nantes en 1929 et celui de Strasbourg en 1932, où de l'excellent travail technique fut effectué, grâce à des Rapports très étudiés, dont plusieurs étaient dus à l'expérience des Sœurs de Larnay ou à celle des maîtres de l'avenue de Bordeaux. En second lieu, 2 fois par an, un jury présidé par M. Lemesle lui-même se transporte dans tous les établissement de la Fédération, donc à l'avenue de Bordeaux et à Larnay, et il y fait passer des examens très sérieux, comprenant trois degrés successifs, avec exercices pédagogiques pratiqués sur une classe de sourds-muets, là aux jeunes maîtres, ici aux jeunes religieuses qui s'entraînent à l'enseignement des infirmes (1).
    Ainsi nos deux établissements poitevins, avec leurs vastes et variés champs d'expérience, servent de véritables écoles normales pour l'enseignement des sourds-muets.
    Donc les gens qui vont lançant dans des atmosphères surchauffées de politique, qu'il faut absolument effectuer un « transfert » de ces établissements d'un Ministère à l'autre, que le monopole de l'Etat est indispensable dans cette branche de l'enseignement et que, en dehors des 5 établissements nationaux, les autres ne sont que des « garderies » dirigées par des « incapables », — ceux-là croupissent dans une ignorance épaisse à moins que, sciemment, ils ne mentent et ils ne calomnient.
    Si ce modeste volume dont il n'est pas un mot qui ne sorte de la réalité des faits, pouvait encore dans sa 20e édition contribuer à dissiper et à neutraliser de pareilles préventions, son auteur en serait profondément heureux, et il paierait un peu sa dette de reconnaissance au public qui redemande depuis 34 ans cet ouvrage avec une constance de fidélité dont il se sent au plus haut point touché.
    Champmarin, par Aubigné-Racan (Sarthe), 1er novembre 1933.

    (1) La Fédération a organisé en août-septembre 1933 un pèlerinage de 32 sourds-muets à Rome sous la conduite de M. Douillard, directeur à Poitiers, et de M. Cariou, sous-directeur à Nantes. Le Souverain Pontife Pie XI a tenu à leur accorder une audience privée et lorsque les directeurs lui ont signalé les sections spéciales de sourds-muets-aveugles de Poitiers et de Larnay, il eut un geste de particulière bienveillance et ce mot ému : « C'est là une œuvre de grande charité et qui honore grandement notre Religion ». Cf. l'Écho de Famille, revue mensuelle, organe de la Fédération, octobre 1933, p. 7.


    Source : Ames en Prison, 1934 (l'édition de 1942 contient de nombreux détails supplémentaire)