• Marie Heurtin : une âme en prison

    Marie Heurtin

    (1885-1921)

    Dans la matinée du 1er mars 1895, trois voyageurs, qui s'étaient égarés la veille en traversant le polygone d'artillerie de Poitiers, aboutissaient enfin au bel établissement de Larnay, tenu par les Sœurs de la Sagesse (1) : c'étaient un tonnelier de Vertou (Loire-Inférieure) et sa tante, qui poussaient devant eux une enfant de dix ans, dont la physionomie bestiale semblait dénoter une nature de sauvage ; très agitée, elle ne parlait pas et n'entendait pas : elle était sourde-muette de naissance. De ses yeux brun clair aux reflets verts, elle regardait de tous côtés, mais elle ne voyait pas : elle était aveugle de naissance. On eût dit que la nature s'était acharnée dès la première heure sur cette infortunée, pour condamner toutes les portes par lesquelles chaque âme humaine peut communiquer avec l'extérieur; elle ne lui en avait laissé qu'une seule, celle du toucher, par où la malheureuse enfant, connaissant confusément qu'il existait autre chose qu'elle-même, s'exaspérait de ne pouvoir l'atteindre.

    "Ne pas voir et ne pas entendre ! Vous représentez-vous bien — disait éloquemment, à propos d'elle, M. Brunetière dans la séance publique de l'Académie française du 23 novembre 1899 — ce qu'il y a littéralement de ténèbres accumulées dans ces deux mots ? Vous représentez-vous, dans cette nuit, la captivité de l'intelligence ? Vous représentez-vous cette horreur de sentir, par l'intermédiaire du toucher, qu'il existe un monde et de chercher, aux murs de sa prison de chair, une issue sur ce monde, et de ne pas la trouver ?..."

    Le pauvre tonnelier s'était enquis d'un asile où placer sa fille ; mais les institutions de sourdes-muettes la lui refusaient parce qu'elle était aveugle, et les institutions d'aveugles l'écartaient parce qu'elle était sourde- muette. Cruelle et douloureuse alternative, dont il ne pouvait pas sortir !

    Cependant deux maisons se laissèrent successivement apitoyer et consentirent à prendre l'enfant à l'essai ; dans l'une d'elles son parrain la conduisit, et, ne voulant point le laisser partir, elle tint, durant une heure et demie, ses bras noués autour du cou du pauvre homme, tant était forte son horreur pour quitter l'humble milieu de ses habitudes de famille ; la seconde maison, hélas ! à son tour, la rendit au père, en lui assurant que sa fille, avec son regard ouvert, clairet vif, voyait parfaitement, mais qu'elle était idiote. L'on conseilla donc à la famille de la mettre au "Grand-Saint-Jacques", autrement dit, à l'hospice d'aliénés de Nantes, et c'était, avec cette ardente nature qui allait s'affolant de plus en plus, à brève échéance, la camisole de force et le cabanon (2).

    Par bonheur, le tonnelier entendit parler de l'établissement de Larnay, où une enfant, devenue aveugle, sourde et muette à l'âge de trois ans et demi, par suite des émotions de la guerre de 1870, avait été instruite par la Sœur Sainte-Médulle.

    Sœur Sainte-Médulle était morte l'année précédente, mais elle avait formé une élève, Sœur Sainte-Marguerite, qui était prête à essayer sur Marie Heurtin la méthode qu'elle avait vu si bien appliquer à Marthe Obrecht ; il est vrai que le nouveau cas était bien plus grave que l'ancien, car Marie, elle, n'avait même pas vu et entendu pendant quelques années, ayant apporté en naissant sa triple infirmité. Néanmoins, la vaillante Supérieure de la maison accepta cette nouvelle pensionnaire, et la Sœur Sainte-Marguerite se mit immédiatement à l'œuvre, toutes deux plus heureuses que l'abbé de l'Epée lui-même, qui avait en vain appelé de tous ses vœux la joie de se consacrera un pareil assemblage des misères humaines. Il écrivait en effet, à la fin de sa quatrième lettre, en 1774 :

    "J'offre de tout mon cœur à ma patrie et aux nations voisines de me charger de l'instruction d'un enfant (s'il s'en trouve) qui, étant sourd-muet, serait devenu aveugle à l'age de deux ou trois ans." Il n'ose même point parler d'une cécité de naissance. "... Plaise à la miséricorde divine, ajoute-t-il, qu'il n'y ait jamais personne sur la terre qui soit éprouvé d'une manière aussi terrible ! Mais s'il en est une seule (sic), je souhaite qu'on me l'amène et de pouvoir contribuer par mes soins au grand ouvrage de son salut."

    L'offre du grand homme de bien demeura sans résultat, car c'est inutilement que l'on fit sur sa demande toutes les recherches possibles dans le royaume pour découvrir l'infirmité rêvée. Nous ne devons point nous en étonner : à cette époque, les sourds-muets étaient relégués par leurs familles dans un coin obscur de la maison. A plus forte raison devait-il en être de même pour ceux d'entre eux, .bien moins nombreux, qui étaient en surplus atteints de cécité.

    Notes

    1. Elles dirigent les institutions de sourdes-muettes et d'aveugles dans 7 départements : à savoir à Larnay, à la Chartreuse d'Auray, à Orléans, Lille, Laon, Besançon et Toulouse.

    2. Une des causes qui faisaient croire à sa folie, c'est qu'elle avait l'air souvent de se parler à elle-même et qu'elle éclatait de rire par moments, comme on put le constater dans les premiers temps de son séjour à Larnay. Elle devait déjà penser de quelque manière et même avoir conscience d'elle, dès avant d'avoir été éduquée : car, ayant été conduite, il y a peu de temps, à Vertou, on lui signifia que là même, autrefois, elle était de telle et telle manière, et elle affirma qu'elle s'en souvenait parfaitement. Elle se rappelle, entre autres, deux faits, que l'on trouvera plus loin, p. 74, rapportés par le P. de Groot.

    *  *  *  *  *

    I

    Ce n'était pas une fillette de dix ans qui était entrée à Notre-Dame de Larnay, mais un monstre furieux. Dès que l'enfant se sentit abandonnée par son père et sa grand'tante, elle entra dans une rage qui ne cessa guère pendant deux mois : c'était une agitation effrayante, torsions et roulements sur le sol, coups de poing appliqués sur la terre, la seule chose qu'elle pût facilement toucher ; le tout accompagné d'affreux aboiements et de cris de désespoir que l'on percevait des environs mêmes de la maison. Impossible de la quitter une seconde. Pour la calmer, les Soeurs essayèrent plusieurs fois de lui faire faire de courtes promenades avec ses compagnes : mais ses accès de fureur la reprenaient au milieu, elle criait, se jetait dans un fossé de la route et se débattait avec une invraisemblable énergie nerveuse lorsqu'on essayait de la faire rentrer. Il fallut plusieurs fois l'emporter par les épaules et par les jambes, en dépit de ses rugissement, et les Sœurs rentraient, confuses devant l'émoi des ouvriers et des paysans, qui avaient l'air de croire qu'elles attentaient à la vie d'une enfant ; la malheureuse, en réalité, subissait, de par ses infirmités accumulées, la torture de l'âme, plus douloureuse encore, probablement, quel le supplice du corps.

    Chaque fois que ses mains pouvaient attraper une personne de son entourage, elle tâtait aussitôt la tête, et si, au lieu du béguin des autres sourdes-muettes, elle rencontrait la coiffe rigide d'une religieuse, elle entrait dans une nouvelle colère.

    Pourtant la Sœur Sainte-Marguerite avait commencé l'instruction de sa terrible élève. Remarquant que Marie avait une particulière affection pour un petit couteau de poche apporté de chez elle, elle le lui prit. Marie se fâcha. Elle le lui rendit un instant et lui mit les mains l'une sur l'autre, l'une coupant l'autre, ce qui est le signe abrégé pour désigner un couteau chez les sourds-muets, puis elle lui reprit l'objet : l'enfant fut irritée, mais dès qu'elle eut l'idée de refaire elle-même le signe qui lui avait été appris, on lui rendit le couteau définitivement. Le premier pas était fait : l'enfant avait compris qu'il y avait un rapport entre le signe et l'objet.

    Son institutrice poursuivit dans cette voie. Elle avait su de la tante de Marie que celle-ci aimait spécialement le pain et les œufs, aussi lui servait-on souvent un œuf au réfectoire.

    Un jour, après qu'elle a palpé avidement son œuf, la Sœur le lui reprend, en lui faisant sur les mains le signe qui désigne l'œuf. L'enfant se fâche, et, comme ce jour-là elle ne répète point le nouveau signe, on ne lui rend pas l'œuf et on lui sert de la viande à la place. Mais elle n'était pas contente et tâtait jalousement dans les assiettes voisines pour savoir si l'on avait donné des œufs à ses compagnes. Le lendemain on lui remet un œuf dans son assiette, elle s'en empare, on le lui reprend en lui répétant le signe, et comme elle le reproduit à son tour, on lui restitue enfin l'œuf tant convoité. — Ainsi en fut-il du pain, des autres aliments et même du couvert. Au bout de peu de temps, l'on en vint à ne rien préparer pour elle sur la table du réfectoire, et elle prit alors l'habitude, en arrivant, de demander par les signes enseignés tout ce qui lui était nécessaire.

    Puis, ce fut le tour d'une minuscule batterie de cuisine, qu'elle aimait à palper pendant des heures entières.

    On l'avait donc initiée à un premier dictionnaire, si l'on peut dire ; dictionnaire essentiellement synthétique, où un seul signe désigne un seul objet. Mais il était impossible de continuer longtemps cette méthode et de charger sa mémoire d'un nombre suffisant de signes pour que chacun désignât sans confusion un objet : pouvait-on même inventer assez de signes simples pour cela ? Il fallait entrer dans la voie de l'analyse. C'est ce que fit la Sœur Sainte-Marguerite, en apprenant à son élève l'alphabet dactylologique, que l'on enseignait aux sourds-muets avant la découverte de la méthode vocale, dite milanaise, et dont beaucoup encore se servent entre eux. Seulement, tandis que les sourds-muets ordinaires voient les signes, il fallait, bien entendu, les poser, pour ainsi dire, sur la main de l'enfant afin de les lui faire sentir.

    Procédant, comme toujours, du connu à l'inconnu, la Sœur montra à son élève l'équivalence qui existait entre tel signe résumé qu'elle lui avait appris tout d'abord et le groupe de signes correspondant qui en est comme la monnaie. Ainsi l'enfant sut bientôt désigner, à son gré, le couteau, ou par le signe abrégé de sa première instruction ou par les quatre signes de la seconde. La petite sourde-muette avait maintenant à sa disposition une nouvelle langue, dans laquelle on pouvait lui signifier les choses en nombre illimité. Elle parlait en quelque sorte. Il fallait à présent lui fournir la vue, c'est-à-dire lui permettre de lire.

    C'est ce que fit la Sœur Sainte-Marguerite en lui apprenant alors l'alphabet Braille, c'est-à-dire les lettres piquées sur le papier pour les aveugles. On lui montra une nouvelle équivalence, celle qui existe entre les groupement de piqûres et les lettres par signes, qui lui avaient été enseignées en dernier lieu, et ce nouveau progrès fut réalisé tout naturellement.

    Ainsi la première éducation de la malheureuse enfant avait compris trois étapes distinctes :

    1° pour faire descendre des lueurs de jour dans son âme enténébrée, on l'avait dressée à désigner chaque objet par un signe au moyen du langage mimique ;

    2 on l'avait traitée en sourde-muette en lui apprenant l'alphabet appliqué sur son épiderme ou dactylologie ;

    3° on l'avait traitée en aveugle en lui apprenant l'alphabet Braille, qui lui permettait la lecture. Et telles étaient la persévérance infatigable et l'affectueuse patience de la maîtresse, telle était aussi la vivacité naturelle de l'intelligence de l'élève qui se développait rapidement avec tous ces progrès, que cet effrayant labeur cérébral, dont nous ne pouvons qu'à peine soupçonner l'intensité, s'accomplit assez vite, dans l'espace d'un an environ.

    II

     La pauvre enfant avait sans doute beaucoup appris dans ce temps, mais elle ne savait encore que reconnaître et désigner des objets concrets et des actions matérielles, et les Sœurs avaient hâte de s'adresser directement à son âme, à son cœur. Il fallut commencer par lui donner des notions sur la qualité des choses, et, comme me le disait si simplement la Sœur Sainte-Marguerite, "lui apprendre les adjectifs".

    D'abord sa maîtresse lui fit tâter avec soin deux de ses compagnes, l'une grande et l'autre petite, et lui inculqua ainsi la notion de grandeur. Elle poursuivit dans cet ordre d'idées, sans se douter des orages terribles qu'elle allait déchaîner. Elle voulut donner à son élève l'idée de richesse et de pauvreté, et, un jour que des chemineaux passaient par le couvent, comme il leur arrive fréquemment, elle lui fit tâter l'un d'eux, avec ses vêtements déchirés et son sac sur le dos, lui opposant une personne bien habillée, parée de bijoux et qui possédait quelques pièces de monnaie dans sa poche. Alors l'enfant se redressa, déclara qu'elle ne voulait pas être pauvre et que son père "avait des sous", et elle exhala son dégoût pour les mendiants et les pauvres. Elle était si montée, ce jour-là, que la Sœur la laissa se calmer, mais elle revint à la charge, le lendemain, et elle demanda à l'enfant si elle l'aimait : Marie, qui s'attachait à la Sœur avec une véritable passion, lui exprima par son attitude et ses gestes toute son affection (l'idée de tendresse est une des premières que les êtres humains expriment, si dépourvus semblent-ils de moyens d'expression). La Sœur lui montra alors qu'elle-même était pauvre, qu'elle n'avait pas d'argent, et lui inspira des sentiments plus justes à l'égard de la pauvreté.

    L'acquisition de l'idée de vieillesse fut plus terrible encore.

    Une vieille sourde-muette de quatre-vingt-deux ans, nommée Honorine, se prêta à l'expérience ; Marie lui palpa le visage, connut ses rides et son corps courbé, et les compara à son propre visage et à son propre corps, et à ceux de Sœur Sainte- Marguerite. Celle-ci lui annonça qu'elle, Marie, serait un jour comme la vieille sourde-muette, qu'elle aurait des rides, et qu'après avoir grandi, elle finirait par se courber et par avoir besoin d'un bâton pour marcher. La révolte fut formidable. L'enfant déclara que ce ne serait point, qu'elle ne voulait pas que cela fût, qu'elle entendait toujours rester jeune : la jeunesse, à la bonne heure ! la vieillesse, fi donc ! et puis, quand la vieillesse viendrait, elle se raidirait pour ne pas se laisser courber par elle (1). — Le lendemain, la Sœur Sainte-Marguerite la reprit avec douceur, lui expliqua qu'elle-même aurait des rides et tous les inconvénients de la vieillesse, et que néanmoins elle était contente et heureuse, tandis que Marie se fâchait ; elle la persuada si bien que les autres Sœurs demandaient plus tard à l'enfant si elle était triste de penser à sa vieillesse :

    "Non, répondait-elle, — comme souvent dans des cas analogues, — Marguerite veut." Ainsi par son autorité personnelle, appuyée sur la profonde affection qu'elle lui inspirait, la Sœur Marguerite inculquait à son élève quelques-unes des plus délicates parmi les notions morales (2).

    C'est dans ce travail que la Sœur, cherchant à suggérer à Marie l'idée de l'avenir, fut une fois devancée par elle : comme elle s'efforçait de la lui expliquer, l'enfant se leva brusquement et, les bras tendus en avant, marcha rapidement devant elle, trouvant en soi-même l'éternelle comparaison, qui a été illustrée par Bossuet, par tant de poètes et d'orateurs, celle de la vie avec une route.

    S'étant promis d'enseigner à son élève les grands traits de la vie humaine, Sœur Sainte-Marguerite ne craignit pas de lui révéler la mort. Pour cela elle profita de la fin d'une religieuse sourde-muette, qui venait d'être soudain emportée par une congestion : Marie s'était beaucoup attachée à elle, et la Sœur Joseph, c'était son nom, avait même commencé à lui tricoter une paire de bas. Sœur Sainte-Marguerite parla doucement de la morte à l'enfant, lui disant qu'elle était couchée, qu'elle ne se lèverait plus, qu'elle ne ferait plus la cuisine, qu'elle ne tricoterait plus. "Et mes bas, quand les finira-t-elle ?" fit aussitôt la pauvre enfant. On lui proposa d'aller auprès de la morte : elle y vola à travers les corridors, et elle fut très péniblement saisie par l'impression de froid du cadavre : elle le comparait à de la glace. En apprenant qu'elle mourrait, elle aussi, et qu'elle serait un jour comme la Sœur Joseph, elle se révolta encore une fois; encore une fois, il fallut toute l'autorité insinuante de la Sœur Sainte-Marguerite pour la calmer, en lui montrant qu'elle-même, la Sœur, mourrait à son tour et qu'elle était douce devant cette idée.

    L'enfant se résigna encore, parce qu'il le fallait : "C'est Marguerite qui l'a dit." Elle put bien se persuader, d'ailleurs, que le cas n'était point spécial à la Sœur Joseph, car un nouveau décès s'étant produit dans la communauté, l'on prit soin de lui faire aussi tâter le corps refroidi.

    Mais la sainte religieuse ne voulait point laisser à son élève une idée aussi matérielle et incomplète de la mort : elle avait hâte de lui faire comprendre l'existence de l'âme. Un jour, l'enfant venait de recevoir une lettre de son père, elle en était tout heureuse et elle baisa la lettre à plusieurs reprises. La Sœur s'approche aussitôt et lui tient à peu près ce langage, s'assurant à chaque pas qu'elle est bien suivie :

    "Tu l'aimes bien, ton papa ? Tu les aimes bien, ta tante et ta petite sœur ? Mais avec quoi les aimes-tu ? est-ce avec tes pieds ? Non. Avec tes mains ? Non. C'est quelque chose en toi, dans ta poitrine, qui les aime. Eh bien ! ce quelque chose qui aime est dans le corps, mais ce n'est pas le corps, on l'appelle l'âme, et, au moment de la mort, le corps et l'âme se séparent. Ainsi, quand Sœur Joseph est morte, tu as tâté son corps qui était glacé, mais son âme qui t'aimait est partie ailleurs; son âme vit toujours et continue à t'aimer..."

    Ainsi naquit dans l'esprit de l'enfant la notion si difficile des êtres immatériels.

    Restait à s'élever de là jusqu'au couronnement de toute éducation, jusqu'à l'existence de Dieu.

    C'est le soleil qui y servit.

    La Sœur Sainte-Marguerite avait soin de mener son élève, si curieuse d'apprendre, chez le boulanger de l'établissement, et de lui montrer les pains qu'il pétrissait, chez le menuisier, et de lui faire tâter les meubles qu'il façonnait, chez les maçons, et de lui faire sentir les murs qu'ils construisaient, etc. : elle ancrait ainsi profondément dans l'esprit de l'enfant l'idée de fabrication.

    Or Marie, dans ses promenades, était particulièrement heureuse toutes les fois qu'elle se sentait caressée par les chauds effluves du soleil. Elle aimait le soleil et elle aurait voulu le prendre, vers lui elle tendait les mains et elle essayait de grimper aux arbres pour se rapprocher de l'astre et l'atteindre. Un jour, qu'elle était ainsi tout occupée du soleil, pleine d'admiration et de reconnaissance pour lui, la Sœur lui demanda :

    "Marie, qu'est-ce qui a fait le soleil ? Est-ce le menuisier ?

    Non, c'est le boulanger !" reprit-elle naïvement, rapprochant la chaleur solaire de celle du four.

    — "Non, le boulanger ne peut pas faire le soleil ; Celui qui l'a fait est plus grand, plus fort, plus savant que tout le monde. Dans une classe, la Sœur est au-dessus de toutes les petites filles, la Supérieure est au-dessus de toutes les Sœurs, M. l'Aumônier est au-dessus de la Supérieure, Mgr l'Evêque de Poitiers, qui est venu l'autre jour à Larnay, est au-dessus de M. l'Aumônier, et il a au-dessus de lui le Pape, dont je t'ai parlé, et qui habite très loin. Au-dessus même du Pape, est Celui qui a fait le soleil, et il n'a pas de corps, il est comme une âme, il te connaît, il te voit, il t'aime, et il connaît, et il voit et il aime tous les hommes, et son nom est Dieu."

    C'est ainsi, par la vue de la hiérarchie des êtres connus de l'enfant, que la Sœur Sainte-Marguerite la conduisit jusqu'au degré suprême de l'échelle immense, jusqu'à Dieu.

    Puis elle raconta à Marie la Création, l'émerveilla par la description des étoiles et de la lune, que l'enfant ne devait jamais voir, ni même, hélas I toucher, et elle l'instruisit peu à peu de l'histoire sainte, qui l'intéressa vivement, comme cela arrive à tous les enfants. Le récit de la Passion l'émut avec force, et, se méprenant sur l'éloignement des temps, elle demanda aussitôt si son père était parmi les méchants qui avaient tué Jésus-Christ.

    Les dogmes suivirent, ainsi que la morale. On insista tout spécialement sur la distinction du bien et du mal ; la Sœur Sainte-Marguerite la fit comprendre à l'enfant grâce à la tendresse qu'elle lui avait inspirée, par exemple, un jour que celle-là avait commis un grand méfait public ! C'était un "jour de cols propres" : avant d'entrer à la chapelle, Marie Heurtin, qui est naturellement coquette (ô coquetterie féminine, jusqu'où te vas-tu loger ?), palpa son propre col puis celui de sa voisine, nommée Céline ; elle trouva le sien moins bien empesé que l'autre, et, ô horreur ! elle chiffonna le col de Céline ! A la sortie de la chapelle, Sœur Sainte-Marguerite fait comparaître la coupable, lui fait avouer son... crime, lui signifie qu'elle la repousse d'elle, au lieu de l'attirer et de la caresser comme de coutume, et, à titre de punition, lui inflige la privation de tout col, pour toute la journée.

    Depuis ce jour, ce fut bien fini, pour l'enfant, d'une semblable jalousie.

    Notes

    1. Après avoir rapporté le même fait, le P. de Groot, que nous mentionnons plus loin (Marie Heurtin en Hollande), ajoute ces mots : "La Sœur Sainte-Marguerite, en me racontant encore une fois avec détails ces choses surprenantes, me dit : "II vous aurait fallu voir l'énergie avec laquelle l'enfant se leva, comme elle se tint droite, bien décidée à ne pas se courber devant la vieillesse." — Voix de la nature ! Heureusement nous ne sommes pas nés pour disparaître et descendre dans la tombe" (p. 320-21).

    2. La connaissance ultérieure, acquise par l'enfant, que des personnes d'autorité, comme la Supérieure du couvent ou l'Aumônier, pensaient et sentaient de même, fortifia cette disposition déjà calme. P. de Groot, p. 327.

    III

    Telle est dans ses grandes lignes, pour ne pas tout dire, la marche suivie par la Sœur. On voit d'abord que sa méthode comprend deux choses, certains principes généraux qui la dirigent et plus d'une invention ingénieuse qui lui est suggérée par les événements de chaque jour : elle a eu soin, d'ailleurs, de mentionner par écrit les uns et les autres dans les archives de sa communauté, afin que cette belle œuvre lui survive. Mais il est clair aussi que la méthode s'inspire avant tout du cœur, qui reste là, comme partout, le grand éducateur. Ajoutons que Sœur Sainte-Marguerite s'aide dans sa tâche d'une Sœur sourde-muette, qui sert à l'enfant de monitrice et lui répète les leçons de la maîtresse principale (1).

    Et maintenant Marie Heurtin est une jeune fille de dix-neuf ans, aux traits fins, au teint rose, aux yeux vifs et clairs, aux gestes nerveux ; mais ce qui frappe le plus chez elle, c'est assurément la fine gaieté qui est l'expression ordinaire de sa physionomie.

    Il faut voir, quand on lui permet d'examiner une famille amie, venue visiter la maison de Larnay, avec quelle amusante rapidité elle a fait l'exploration de chaque personne et scruté toutes les têtes, déterminant à six mois près l'âge de chacun des enfants, nous en avons fait nous-même la curieuse expérience ; son activité ne se ralentit que si elle rencontre d'aventure, sur le chef de quelque fillette, des rubans ou des cheveux épars : alors ses doigts caressent longuement, c'est sa volupté.

    Marie poursuit régulièrement ses études, car cette riche nature est avide de connaissances : outre le catéchisme et l'histoire sainte, la Sœur Sainte-Marguerite lui apprend l'histoire ecclésiastique, sur laquelle je l'ai interrogée, il y a quelques jours, et j'ai obtenu des réponses nettes et détaillées sur l'histoire de saint Pierre et de saint Paul, comme peu de jeunes chrétiennes et de jeunes chrétiens seraient capables d'en fournir (2). Elle connaît les grands faits de l'histoire de France, tels que l'épopée de Jeanne d'Arc, qui la touche profondément. Elle prend un réel plaisir aux Leçons de choses usuelles, qui lui sont expliquées d'après le livre de M. C. Dupuis, et sait faire des additions, des soustractions, des multiplications, ainsi que résoudre de petits problèmes très simples. La géographie est un des éléments les plus considérables de son programme actuel : il faut voir avec quelle intelligence elle palpe les cartes piquées à la méthode Braille par le frère Emeric (3), avec quelle logique elle va de point de repère en point de repère jusqu'au pays ou à la ville qui lui sont demandés : elle s'y reconnaît fort convenablement sur les trois cartes qui lui ont été successivement enseignées, la carte du monde, la carte d'Europe et la carte de France portant les départements avec les préfectures, et elle a répondu à mes diverses questions avec une précision que lui envierait certes plus d'un candidat au baccalauréat.

    Ce qui est curieux, c'est qu'elle se rend manifestement un compte très exact des distances : après qu'elle m'eut indiqué Poitiers, je me fis montrer par elle la Marne, en lui disant que c'était mon département d'origine, et aussitôt elle observa spontanément que j'avais fait un grand voyage pour venir de mon pays.

    J'ai entendu également Marie Heurtin parler, c'est-à-dire prononcer des mots qu'elle pensait elle-même ou bien qu'elle lisait avec ses doigts sur les lèvres de sa dévouée maîtresse : rien ne donne une idée sensible de la matérialité de la parole humaine comme de voir quelqu'un la prendre ainsi avec les mains sur la bouche des autres, pour la reproduire ainsi à la voix. Mais on n'a pas poussé très loin ce travail, que l'on a malheureusement cru incapable de devenir pour elle bien pratique. Aussi la parole demeure-t-elle pour Marie "son art d'agrément".

    Elle écrit bien sur le tableau noir en écriture anglaise et commet rarement une faute d'orthographe. A ses amis elle envoie des lettres en points Braille, ou bien en se servant de l'écriture typographique en points, qui fut inventée, il y a peu d'années, par un Angevin, M. Ballu, pour pouvoir correspondre avec son frère aveugle, et qui est lisible pour tout le monde.

    Je transcris ici la dernière lettre que j'ai reçue d'elle, le 29 décembre 1902 : elle l'a écrite d'elle-même, en Braille, sans aucune correction de sa maîtresse ; ce document dans sa sincérité naïve ne manquera pas d'intéresser l'observateur.

    "Monsieur et Madame,

    Je suis remplie de joie de voir arriver la nouvelle année pour vous offrir les souhaits que j'aime à former pour votre bonheur. Je vous remercie de l'intérêt affectueux que vous me portez toujours. Oui, vous êtes si bons et si compatissants pour moi pauvre sourde-muette et aveugle. J'ai beaucoup prié l'enfant Jésus pour vous surtout pendant la belle nuit de Noël de bénir Monsieur qui travaille à écrire les bons journaux et de bénir Madame qui soigne très bien la grande famille, de vous accorder beaucoup de grâces, une forte santé et de vous conserver bien longtemps à la tendresse de vos chers enfants... Je souhaite que vos aînés... deviennent savants comme vous. Je désire que les plus jeunes soient toujours innocents, simples et dociles : je les aime beaucoup parce qu'ils sont bien gentils et simples... J'envoie mes gros baisers pour le nouvel an à ma petite filleule. J'éprouve toujours de joie (sic) quand vous êtes venus à Larnay. Je suis bien contente de connaître deux pays, la Pologne et l'Irlande, que vous m'avez dit qu'ils souffrent beaucoup par les persécutions, j'ai pitié d'eux et je pense que dans la France beaucoup de religieux et de bons chrétiens souffrent aussi. Je suis aussi contente de connaître votre pays natal, Reims, dans le département de la Marne. Maintenant je n'oublierai plus la place de ce département sur la carte. Vous m'avez peu questionnée. Pourquoi (4) ?

    Mon amie Marthe Obrecht se joint à moi pour vous offrir ses vœux très ardents.

    Daignez agréer, Monsieur et Madame, mes vœux très respectueux et très reconnaissants.

    Votre humble protégée.

    Marie Heurtin."

     

    Résumons à présent le nombre de langages différents et absolument distincts, qui sont sus par cette pauvre fille triplement infirme : elle en connaît six ! Faisons, à notre tour, notre examen de conscience : parmi nous autres parlants, voyants, entendants, en est-il beaucoup qui en sachent autant ? Marie Heurtin sait en effet :

    1° La langue mimique, qui lui a été la première enseignée ;

    2° La dactylologie ;

    3° L'écriture Braille ;

    4° L'écriture Ballu ;

    5° L'écriture anglaise ;

    6° Le langage vocal.

    Les langues préférées par la jeune fille, c'est-à-dire celles qui pour elle vont le plus vite, sont : le langage mimique pour parler, l'écriture Braille pour écrire. — On va lui apprendre bientôt à se servir de la machine à écrire, où l'on pense qu'elle réussira à cause de son habileté à jouer aux dominos (5).

    Les Soeurs, on le voit, continuent son instruction progressive tout en tenant la main, avec un grand bon sens, à ce que la fille du tonnelier de Vertou ne soit point déclassée et puisse, sans nulle gêne, retourner, de temps à autre, faire quelque court séjour dans son pauvre intérieur de famille. Ainsi, tous les jeudis matin, elle est contente de faire du ménage avec une autre sourde-muette, bien entendu. Elle s'y prend très bien, sort adroitement toutes les chaises de l'appartement, les range avec symétrie dans le corridor, en ôte la poussière et les fait reluire avec une rapidité qui lui est spéciale, les rentre dans la chambre, après l'avoir balayée, dans le même ordre et à leur même place, sans se tromper jamais.

    Elle aide aussi ses compagnes à porter la soupe et les plats au moment des repas, et il est rare qu'elle fasse une maladresse. Elle essuie la vaisselle aussi bien que personne, enfin elle est enchantée quand elle peut rendre un petit service.

    L'on pousse donc sa formation pratique et son éducation morale et religieuse plus que son instruction purement intellectuelle, qui pourtant n'est pas négligée, et, tandis que telle autre infirme, née dans un milieu fortuné, s'est rendue célèbre par sa brillante connaissance des langues, des sciences et des arts, Marie est fort loin dans l'avancement religieux et surnaturel, qui, lui, ne déclasse jamais personne.

    Nous ne pouvons que pénétrer très discrètement, on le comprend, dans ce domaine infiniment délicat de l'intimité des âmes, et nous nous contenterons de deux indications.

    Un témoin de sa première communion, faite le 23 mai 1899, écrivait ensuite : "Dans la soirée nous avions la preuve de sa connaissance de la religion, aux questions que nous lui faisions poser par une interprète, et auxquelles elle répondait, toujours par interprète, en disant son bonheur et sa joie débordante, avec, sur les traits, un sourire d'une candeur ineffable (6)."

    L'autre trait nous transporte en pleine hauteur chrétienne, nous le laissons relater par le philosophe hollandais qui l'a récemment publié dans son pays : "Consolante, dit-il, pour la nature humaine, et belle de spontanéité est la réponse qu'elle fit un jour à sa confidente, Sœur Marguerite. Un certain jour, la petite Eugénie avait pris congé de sa sœur Marie Heurtin : la charitable maîtresse s'efforçait de consoler celle-ci en lui disant qu'une dame riche de Poitiers donnerait probablement l'argent nécessaire pour qu'elle-même fît le voyage de Lourdes. On demanderait alors à Dieu, par l'intercession de la sainte Vierge, de donner la vue à Marie.

    Tout à coup l'aveugle dit avec une profonde conviction et une joie intérieure, en mettant les doigts sur ses yeux : "Non, je veux rester ainsi. Je ne veux pas voir ici-bas, pour voir d'autant plus de clarté là-haut (7)."

    La rédactrice d'une revue anglaise qui avait, la première, cité ce mot authentique, en a tiré la vraie conclusion : "La pauvre enfant avait compris la leçon que beaucoup d'entre nous trouvent si dure à accepter ; elle avait appris non seulement à porter, mais encore à aimer sa croix (8)."

    Quand Marie a fini de travailler dans sa classe, on la conduit dans ce vaste atelier des sourdes-muettes de tout âge, d'où sortent les célèbres merveilles de lingerie et de chasublerie brodées. Elle se dirige seule au milieu des métiers, va d'abord d'elle-même, et elle n'y manquerait jamais, saluer les Sœurs qui président, puis se rend à sa place, où elle fait du tricot et du crochet, tout en bavardant de temps à autre... sur les doigts de ses voisines : nous avons vu des bas et un châle parfaitement confectionnés par elle. Elle commence de plus à apprendre la couture.

    Dans un coin de la longue salle, un groupe singulier peut attirer très souvent les regards des visiteurs : c'est la compagne aînée d'infortune de Marie, l'élève de la Sœur Sainte-Médulle, Mlle Marthe Obrecht, âgée de trente-cinq ans, qui procède à la fabrication des livres destinés aux lectures de sa jeune sœur de misère. Que le lecteur veuille bien, pour comprendre un pareil travail, rassembler ici toute son attention : une vieille sourde-muette à cheveux gris lit, avec ses yeux, dans un ouvrage imprimé, placé devant elle. Puis, au moyen de la langue mimée, elle repasse chaque phrase du texte dans les mains de Marthe. Marthe, après avoir répété par précaution dans les mains de sa compagne, pique ensuite la phrase dans un livre à pages blanches, d'après la méthode Braille. Dictée probablement unique au monde ! Sous la pression des doigts d'une sourde-muette, une sourde-muette-aveugle écrit de gros "livres blancs", destinés à une autre sourde-muette-aveugle (9).

    Marthe aime à enrichir de la sorte ses connaissances en apprenant pour elle ce qu'elle transpose ainsi pour Marie, et elle est heureuse en même temps de lui rendre ce service, car Marthe et Marie s'aiment tendrement. Le spectacle est curieux de les voir causer ensemble, la grosse Marthe et la fine Marie, debout l'une devant l'autre, et leurs mains se presser, se toucher en tous sens, et leurs doigts courir avec une vertigineuse prestesse de virtuose sur les doigts d'en face, clavier humain qui leur a été révélé avec sa richesse infinie, tandis que leurs mobiles visages, épanouis de félicité, reflètent le ravissement des concerts d'âme qu'elles se donnent l'une à l'autre.

    Marie peut encore converser dans les mains des nombreuses sourdes-muettes et des Sœurs de l'établissement, mais elle paraît le plus heureuse et le plus à son aise quand elle touche Marthe ou la Sœur Sainte-Marguerite.

    Il nous a été donné récemment d'assister à un sermon dans la chapelle de Larnay : de la table de communion, le prédicateur parlait aux aveugles. Une religieuse, montée sur une estrade et tournant le dos à l'orateur, mimait le discours pour les yeux des sourdes-muettes. Une autre Sœur l'articulait avec les lèvres pour les sourdes parlantes. Dans le bas de la chapelle, en deux endroits, des gestes étaient appliqués sur des mains : c'étaient les voisines de Marthe Obrecht et de Marie Heurtin, qui leur repassaient le sermon sur l'épiderme. Il est infiniment curieux et un peu émouvant de voir une parole humaine se transmettre presque instantanément dans ces 250 âmes, toutes plus ou moins murées du côté des sens.

    Dans les premières années, Sœur Sainte-Marguerite s'était fait un devoir de ne pas dire à son élève un mot qui ne fût rigoureusement exact ; mais Marie est d'un naturel si gai que sa maîtresse maintenant se permet avec elle mille taquineries et malices qui la font éclater en heureux rires et en gestes joyeux.

    Une seule fois pourtant, j'ai vu ce visage si gentiment jeune prendre une tragique expression : c'est quand la Sœur Sainte-Marguerite lui signifia que la Mère Supérieure venait de recevoir de tristes nouvelles, et que "les hommes de Paris" pensaient à chasser les Sœurs de la maison. La pauvre enfant eut les traits contractés par l'angoisse; avec des gestes volontaires et agités, elle dit, elle sembla crier que ce n'était pas possible et qu'elle ne quitterait jamais sa chère Sœur Sainte-Marguerite ; elle passa son bras sous celui de la religieuse et se blottit contre elle, comme fait auprès de sa mère un pauvre poussin qui se sent menacé par d'invisibles oiseaux de proie.

    O Sœurs de la Sagesse, avec respect je vous salue.

    Il existe dans le monde une autre sourde-muette-aveugle qui fait beaucoup plus parler d'elle que votre petite élève : c'est miss Hélène Keller, qui a été instruite à l'Institut des sourdes-muettes de Boston. Tous les articles de journaux et de revues qui ont fait son éloge, des brochures, des photographies, des illustrations répandues à profusion dans tous les Etats de la Confédération, des ouvrages récents qui viennent de lui être consacrés, un livre même fait par elle, lui ont constitué une immense réclame qui l'a mise au nombre des célébrités américaines (10). Pour forcer votre humilité à vous, pour vous dénoncer seulement à la commission des prix Montyon de l'Académie française, il a fallu une longue campagne d'efforts de la part de vos amis, qui ont dû aller jusqu'à Rome et vous faire donner presque un ordre du Souverain Pontife Léon XIII. Ils rêveraient maintenant de voir le ruban rouge fleurir l'une de vos guimpes blanches. Mais rassurez-vous, ce n'est point cela qui vous menace. Tout au moins faut-il, vous me le pardonnerez, que le grand public soit informé de votre oeuvre, et que l'on sache bien, par les deux mondes, que dans un modeste couvent de notre France catholique s'est accomplie, en faveur de l'humanité, l'une des plus grandes choses de la fin du XIX° siècle.

    Louis Arnould.

    Notes

    1. Cette Sœur appartient à un Ordre probablement unique au monde, celui de Notre-Dame des Sept-Douleurs, fondé par le bienfaiteur de la maison, M. l'abbé de Larnay, pour permettre aux sourdes-muettes les consolations de la vie religieuse (comme l'Ordre des sœurs de Saint-Paul s'ouvre aux aveugles). La Sœur Joseph, dont nous parlons plus haut, appartenait au premier de ces Ordres.

    2. Voir ce que nous disons de l'ignorance générale en matière d'histoire religieuse dans notre article : Renan et les études de littérature chrétienne (Quinzaine du 16 décembre 1902).

    3. De l'école de la Persagotière (Nantes).

    4. La raison en est simple : après l'avoir interrogée pendant 3/4 d'heure, je n'avais pas voulu prolonger, dans la crainte de la fatiguer. [L. A.]

    5. J'en ai fait une partie avec elle, et j'ai constaté qu'elle joue aussi vite et aussi sûrement qu'un voyant : non seulement elle ne se trompe pas quand elle place un domino, mais après avoir palpé une fois son jeu, elle sait, presque à coup sûr, où se trouve le domino dont elle a besoin, montrant ainsi que sa mémoire est sensiblement au-dessus de la moyenne.

    6. Semaine religieuse de la Vendée.

    7. P. de Groot, p. 328.

    8. Mme de Courson, dans The Month, de janvier 1902, p. 87.

    9. Marthe coud encore fort bien et monte, à points très réguliers, les tabliers de ses compagnes.

    10. Voir plus loin, au n° 27 du Catalogue, quelques points de sa bibliographie.


    Les progrès de Marie Heurtin depuis 1902

     

    1. En 1903

     "L'éducation religieuse de Marie fait sans cesse de nouveaux progrès, et telle est sa vie intérieure qu'elle est admise à la réception très fréquente des sacrements.

     Elle continue à étudier le catéchisme, elle s'applique avec une vive ardeur à l'instruction religieuse. L'histoire ecclésiastique fait son bonheur. Elle a goûté particulièrement la lecture, puis l'étude du martyre de saint Ignace, de saint Polycarpe, de saint Symphorien (et le courage de sa sainte mère), de saint Laurent, de saint Cyprien, du jeune Cyrille.

     Elle ne partage nullement les sentiments d'Arius et déteste cordialement Julien l'Apostat. Elle connaît les Docteurs de l'Église au IV° siècle. Saint Hilaire et saint Martin l'intéressent vivement ; de là, un désir légitime de faire un pèlerinage à Ligugé. (Le voyage est payé par un ami et on attend les longs jours.)

     Elle a étudié, dans la troisième époque de l'Histoire de l'Église, la conversion et le baptême de Clovis, sainte Geneviève, saint Benoît et Mahomet. Nous sommes à présent à la prise de Jérusalem par Chosroès (614).

     Dans les leçons de choses usuelles, la poterie de terre, la faïence, la porcelaine l'a beaucoup étonnée. Marie m'a avoué simplement que jusque-là elle croyait que l'on trouvait la poterie toute faite dans la terre.

     Elle sait maintenant la division. Elle a une idée juste du système métrique, elle connaît le mètre carré par le décimètre carré qu'elle a été à même de toucher et d'étudier. Nous lui avons fait faire l'expérience que le litre a la même contenance que le décimètre cube. Après lui avoir fait examiner le centimètre cube, je le remplis d'eau, je le mis sur l'une des mains de mon élève et le gramme sur l'autre, puis, je lui dis sottement : "Vois, compare... Le gramme et le centimètre cube d'eau sont du même poids." Après une minute d'examen : "Non, me fit-elle vivement, l'eau est plus lourde." En effet, il y avait le poids du centimètre cube en plus, et je dus rectifier mon erreur sur place. — Avec le gramme, il a été facile d'arriver à l'unité monétaire et d'avoir son poids.

    Nous connaissons donc maintenant : poids, balances, mètre, litre et franc. Il ne nous sera pas si aisé de vérifier le stère.

    Les progrès de Marie en géographie sont sensibles dans la France physique et politique. Tous les visiteurs sont à même de voir avec quelle diligence elle arrive à trouver sur sa carte pointée la source d'un fleuve, la montagne d'où il sort ; elle suit délicatement avec son doigt les sinuosités de son cours jusqu'à son embouchure et nomme la mer où il se jette ; elle en fait de même d'un affluent, s'arrête au confluent et dit, s'il y a lieu, près de quelle ville les deux cours d'eau se réunissent. Les différentes chaînes de montagne ne lui sont point inconnues.

    Elle continue à étudier avec intérêt l'Histoire de France.

    Je crois qu'elle ne pardonnera jamais à Louis le Débonnaire d'avoir fait crever les yeux à son neveu Bernard. En revanche, elle a beaucoup applaudi à la bonne justice de Charlemagne, et elle goûte tout particulièrement saint Louis.

    Elle sait l'heure. Elle l'a apprise d'abord sur un cadran rustique, que je serais désireuse d'encadrer magnifiquement, si j'étais riche, afin de l'exposer à la vénération de celles qui viendront après nous. A présent, Marie est en possession d'une belle petite montre en argent, où elle lit l'heure tous les jours avec les doigts, pleine d'une vive reconnaissance pour le cœur charitable qui lui a procuré ce nouveau bienfait.

    Elle lit les Contes du Lundi de Daudet dans ses heures de récréation, et elle y prend un plaisir infini. Daudet ne se doutait sans cloute pas qu'il aurait été lu et goûté par une sourde-muette-aveugle !

    Le nombre de ses jeux s'est agrandi; outre le domino, elle a le jeu d'oie, le taquin, ou jeu de casse-tête, où elle déconcerte ses partenaires. Il y a bien le jeu de loto qu'elle convoite, mais elle attend les moyens de se le procurer.

    Enfin elle vient d'apprendre à se servir de la machine à écrire, ce qui pourrait lui être compté comme la septième langue qu'elle possède (cf. plus haut, p. 27) : il lui a fallu pour cela quarante minutes, et elle prend avec succès ses premières leçons de machine à coudre."

    [Sœur Sainte-Marguerite.]

     Avril 1904.

     

    L'on pourra d'ailleurs juger de quelques-uns des nouveaux progrès de Marie par les huit morceaux écrits récemment par elle et que l'on va lire plus loin. Qu'il me soit permis auparavant de révéler quelques secrets : j'en serai peut-être grondé à Larnay, mais je suis sûr d'être approuvé par les cœurs généreux qui ne demandent qu'à connaître des emplois absolument utiles pour leurs bienfaits :

     Pour son développement physique ou intellectuel, il manque à notre pauvre infirme plusieurs machines que le couvent de Larnay, surtout dans les circonstances présentes, est dans l'impossibilité de lui procurer :

     1° La machine à écrire ou Dactyle lui est prêtée : elle aurait le plus grand désir d'en avoir une en propre. (Chez M. le Directeur de la Dactyle, boulevard Haussmann, 46, Paris. — 3oo francs.)

     2° Tous les livres pointés qu'elle lit sont faits à Larnay par Marthe Obrecht ou ses autres compagnes : ce travail de pointage est très lent et fatigant ; aussi souhaiterait-on vivement de posséder la machine à pointer Hall. (Chez M. Voorhoeve, Zuidblaak, 40, à Rotterdam, Hollande. — 100 francs.)

     3° La machine à coudre dont elle a commencé à se servir ne lui appartient pas, et elle ne peut s'y exercer qu'à la dérobée : ne voudrait-on pas lui faire cadeau d'une ?

     4 Enfin il me paraît, à moi, bien utile qu'elle ait un Sandow, qui lui permette de développer aisément ses forces physiques. — (20 francs.)

     C'est la première fois que je tends la main : je n'aurais jamais cru que l'on y pût trouver une pareille douceur.

     Louis Arnould.

    (Ce paragraphe termine la présentation de Marie Heurtin dans l'édition de 1904)

     

    2. De 1904 à 1910.  

    Marie fit encore en tous sens de nouveaux progrès dans ces 6 années, bien qu'elle ait été plus d'une fois arrêtée par la maladie ; sa santé a certainement fléchi, particulièrement au printemps de 1908, où une grippe infectieuse a été jusqu'à donner des inquiétudes à ses maîtresses et à ses amis. La jeune fille est sortie de ces différentes crises notablement amaigrie. Comme études proprement dites, elle a vu la fin de l'Histoire ecclésiastique.

    "L'irréligion du XVIIIe siècle, dit la Sœur Marguerite, l'a beaucoup intéressée et plus encore impressionnée. Elle a très bien su faire un rapprochement entre la persécution des ordres religieux en ce temps-là et celle de nos jours : la grande soumission des Jésuites à l'ordre sévère du pape Clément XIV abolissant l'ordre tout entier l'étonna beaucoup, et elle a, depuis, ces religieux en vénération.

    "La Constitution civile du clergé français, la captivité de Pie VI, Pie VII, le Concordat et le rétablissement du culte, toutes ces leçons ont été comprises et répétées avec enthousiasme, et l'élève ne manquait pas de faire d'elle même, à l'occasion, des rapprochements avec les événements récents.

    "La carte d'Europe est tout entière dans ses doigts ; ils s'arrêtent avec bonheur sur la grande ville des chrétiens, sur Rome, où habite le chef de l'Eglise, qu'elle désire tant voir, et qui a, paraît-il, manifesté un réel intérêt à l'oeuvre de son éducation.

    "Les fables choisies de La Fontaine font ses délices : le Corbeau et le Renard, la Cigale et la Fourmi, le Rat de ville et le Rat des champs, l'ont particulièrement amusée, ainsi que le Loup et la Cigogne. Pour la première de ces fables, elle se demandait comment le Corbeau pouvait arriver à porter le fromage.

    "Elle apprend à appliquer les règles de la syntaxe et corrige peu à peu son petit style épistolaire. Elle se sert couramment de la machine à écrire."

    Comme travail manuel, elle se livre au tricot, au crochet, à la couture, et elle rempaille des chaises et fait des brosses avec une ardente activité dans l'atelier de brosserie et de vannerie heureusement créé il y a peu de temps par les religieuses de Larnay : les sourdes-muettes-aveugles y trouvent un emploi, utile pour tous, de leur merveilleuse tactilité, si j'ose dire, et en même temps un délassement pour leur attention perpétuellement raidie dans leur vie contemplative sans qu'aucune distraction auditive ou visuelle vienne jamais la détendre. Malheureusement Marie apporte à ce travail un zèle si fiévreux que, contrairement aux autres, elle s'y fatigue plus qu'elle ne s'y repose (1).

    A ses anciens jeux, Marie a ajouté le loto, les "dames" et le "solitaire"; mais elle m'a déclaré quelle préférait à tous le jeu de domino : les "dames" viennent au second rang. Dans le laps de temps qui nous occupe, la jeune fille a reçu bien des visites : l'une de celles qui lui ont fait le plus de plaisir, et elle lui a apporté une vive et respectueuse émotion, fut celle de Mgr Bruchesi, archevêque de Montréal : nous avions eu l'occasion de lui parler de Marie Heurtin, au Canada, et il avait d'ailleurs lu l'Ame en prison, que nous avons trouvée répandue dans la Nouvelle France. L'éminent prélat a donc voulu visiter Larnay (qui n'avait encore jamais reçu d'archevêque), le 7 octobre 1908 avec toute sa simplicité et sa canadienne chaleur de cœur. Semant, comme il en a coutume, le consentement et la joie autour de lui, à toutes les infirmes assemblées il adressa la plus touchante des allocutions répétée derrière lui en gestes par les sourdes, -sur la douceur surnaturelle de ces épreuves de la cécité et de la surdité pour lesquelles Notre-Seigneur s'est montré si spécialement compatissant ; il avoua, plein d'émotion, que cette visite lui procurait "une des plus grandes joie de sa vie", et il annonça, aux applaudissements de tous, qu'il allait accorder aux Sœurs de la Sagesse du Canada, établies à Ottawa, ce qu'elles lui demandent depuis longtemps : l'autorisation d'avoir un pied-à-terre à Montréal.  

    Mgr Bruchesi s'occupa tout particulièrement des sourdes-aveugles, et il traita Marie avec une familiarité pleine de bonté : celle-ci s'est mise devant lui à sa machine à écrire et lui adressa ces mots, délicate allusion à la perte cruelle éprouvée par lui au mois de décembre précédent et qu'avait apprise alors l'Institution de Larnay : "Monseigneur, j'ai prié pour votre vénérée Mère."

    Le lendemain, l'archevêque montait dans le rapide pour continuer son voyage vers Rome par Bordeaux et Lourdes, et il tenait entre les mains, sur le quai de la gare, la petite feuille écrite par Marie Heurtin, souvenir précieux qu'il s'apprêtait à emporter sur son cœur en France, en Italie, en Angleterre, au Canada, comme le témoignage vivant d'une des plus authentiques merveilles de France.

    Pendant ce temps, Marie traçait vivement elle-même une ressemblante esquisse de son auguste visiteur : "Hier, j'ai vu Monseigneur, j'ai baisé son anneau, j'ai baisé sa croix. Monseigneur m'a donné sa ceinture. Il est aimable, il est bon, il est jeune, il est pieux."

     Depuis 1904 les deux événements capitaux de son existence furent manifestement l'arrivée à Larnay d'Anne-Marie Poyet, en juillet 1907, et son propre voyage à Lourdes, en juillet 1908, qui n'ont point laissé d'avoir une importante répercussion sur sa vie morale.

     Il faut voir avec quel instinct maternel de grande sœur elle a accueilli et elle protège "la nouvelle", sa jeune sœur de misère qui a neuf ans de moins qu'elle : elle la couve de sa tendresse, elle lui sert de monitrice, et c'est elle qui lui a appris entièrement l'écriture en points ou l'écriture Braille, et la dactylologie ; c'est elle qui avec la douée sérénité de sa nature s'applique à calmer les impétuosités de l'enfant, dont elle paraît se scandaliser un peu. Pour tout dire, aucun événement n'était sans doute mieux capable de porter plus loin le perfectionnement intérieur de Marie, déjà si avancé : elle se trouve ne plus être la seule personne hautement intéressante de Larnay ; l'attention des visiteurs est à présent partagée entre les deux infirmes, et le principal des soins de Sœur Marguerite va tout naturellement à la nouvelle venue. L'acquisition de cette nouvelle élève fut donc un coup de maître, de la part des éducatrices de Larnay, au point de vue même de Marie Heurtin. Avec un sûr instinct de charité, l'on a voulu prouver à cette infortunée qu'elle est bonne à quelque chose, que l'on compte sur ses services et que l'on est heureux de les avoir ; l'on a voulu lui donner le sentiment si doux qu'elle est utile ici-bas. Pour se rendre compte si l'on a réussi, il suffît de mesurer l'air de gravité dont s'est empreint le visage de la jeune fille, autrefois si rieuse : on y lit que son cœur est sanctifié par ce divin sentiment de la protection d'un être plus faible, — approfondi par la conscience d'un nouveau devoir quasi maternel.

    Le pèlerinage à Lourdes commença le 13 juillet 1908 : il ne faut rien moins que la sainte folie de la charité chrétienne pour que 12 religieuses osent entasser dans un train 102 sourdes-muettes, 20 aveugles, 2 sourdes-muettes aveugles, leur fassent parcourir plus de 1.000 kilomètres de jour et de nuit, et les jettent en pleine foule à Lourdes qui regorgeait de monde. Au départ, si original, de Poitiers, auquel j'ai eu la bonne chance d'assister, tous les visages étaient épanouis dans la plus vive et la plus franche gaieté.

     Quels sont les sentiments éprouvés par notre infirme dans là cité de la Vierge ? Nous la laissons elle-même le dire en une page que l'on trouvera plus loin. De pareilles impressions ne se commentent pas : on ne peut, en les rapportant, que les saluer très bas, en songeant, devant leur absolue sincérité, à quelle hauteur surnaturelle plane désormais cette âme, qui a failli être l'âme désordonnée d'une folle furieuse.

     

    3. De 1910 à 1918.

    L'année 1910 nous l'avons vu, devait être pour la jeune fille particulièrement émouvante. Pour la fin de l'année elle attendait avec des frémissements d'impatience sa jeune sœur, Marthe, dont sa chère maîtresse brûlait saintement de commencer l'instruction. Mais voici qu'à la fin de mars la sœur Marguerite tombe subitement malade, est obligée de s'aliter à l'infirmerie, fait monter auprès de son lit Marie et Anne-Marie pour ne point interrompre leurs leçons, et brusquement meurt, elle qui avait si laborieusement initié Marie au redoutable mystère de la mort.

    Il ne fallut rien moins que la calme, l'enviable sérénité chrétienne des sœurs de Larnay pour ne point changer une aussi terrible perte en une catastrophe. Avec ses 25 ans et son éducation déjà si complète, Marie comprit toute la perte qu'elle venait de faire, et elle pleura longtemps sa chère et bien-aimée maîtresse. Laissons-la exprimer elle-même, 8 jours après l'enterrement, son profond chagrin à un ami de la maison (2) :

    Notre-Dame de Larnay, 17 avril 1910.

     MONSIEUR LE VICAIRE GÉNÉRAL,

     Votre lettre si pleine de bonté m'a consolée grandement dans l'épreuve que le Bon Dieu m'envoie.....

     Oui je suis désolée, je pleure et je sens la perte que je fais. Mais je sens au fond de mon âme l'espérance de trouver au ciel ma Maîtresse bien-aimée, la chère Sœur Sainte-Marguerite. Le Bon Dieu a voulu trop tôt récompenser son grand dévouement pour moi.

     A Larnay, je reste entourée de l'affection de ma bonne Mère Marie-Sidonie. Elle a déjà conquis mon cœur par sa charité compatissante. J'affectionne beaucoup toutes les Sœurs de la Maison qui connaissent mon langage des signes et avec qui je puis communiquer comme avec ma chère Sœur Sainte-Marguerite...

    Depuis la mort de ma bien chère Mère Sainte-Marguerite je suis allée souvent prier sur sa tombe. Là je respire le parfum du ciel et je sens qu'il fait bon mourir après avoir consacré sa vie au service de Dieu dans ses membres souffrants...

    Votre humble enfant,

    MARIE HEURTIN..

    La rentrée d'octobre vint apporter à Marie une heureuse diversion avec l'arrivée tant souhaitée de sa jeune sœur Marthe, dont la Sœur Saint-Robert d'abord puis la sœur Saint-Louis, amie et successeur de la Sœur Marguerite, entreprit avec un grand dévouement l'instruction. Marie s'occupe constamment de sa cadette ; elle lui a appris avec un particulier plaisir l'écriture Braille et l'écriture Ballu. Elle est heureuse de lui pointer ses livres classiques ou autres, et elle vient de pointer un catéchisme pour l'envoyer à Anne-Marie Poyet avec qui elle entretient une correspondance très suivie (3). Ses propres études étaient déjà finies à la mort de la chère Sœur Marguerite, mais elle a continué a étendre ses connaissances, par exemple en géographie, où elle a étudié plus en grand les deux Amériques et l'Afrique ; pour ne pas oublier ce qu'elle a appris, elle relit de temps en temps ses livres classiques, et elle aborde des livres nouveaux ceux qui sont pointés pour sa sœur Marthe, ou les précieux envois trimestriels de la bibliothèque Valentin Haüy : elle se plait particulièrement aux Vies de Saints. C'est le soir en semaine ou dans la journée du dimanche qu'elle s'adonne à la lecture. Au paillage des chaises, à la brosserie, Marie a joint le filet qui étant plus facile, la fatigue moins que ces dernières occupations, et elle réussit fort bien a confectionner, par exemple, des écharpes de dames et des collerettes (4).

    C'est ainsi que dans cette grande, laborieuse et joyeuse maison de Larnay où elle vit depuis 23 ans, Marie Heurtin est heureuse de demeurer, continuant à mener une vie particulièrement remplie par la piété, la lecture, le travail intellectuel et le travail manuel et ayant conscience de sa dignité de sœur aînée, non seulement auprès de Marthe, mais encore auprès des autres sourdes-aveugles, qui continuent à arriver régulièrement à Larnay, ainsi les trois nouvelles venues de 1917 : elle se fait un bonheur de les acclimater à la maison, de les initier à son genre de vie et, au besoin, de leur servir de monitrice.

    Avec sa sœur elle aime passionnément la France, et elle désire être tenue au courant des événements de la guerre; elle suit avec un frémissant intérêt les différentes phases du sanglant drame et elle goûte un bonheur intense lorsqu'elle apprend quelque victoire remportée ou quelque progrès réalisé par les alliés. L'on verra plus loin avec quelle ardeur elle s'est mise, depuis la guerre, à façonner des lainages pour nos soldats (5).

    Notes :

    1. A la tête de l'atelier se trouve une religieuse qui a quatre élèves, deux aveugles, deux sourdes-muettes-aveugles, Marthe Obrecht et Marie Heurtin, qui travaillent avec une remarquable dextérité : 1.400 brosses sortent chaque mois de ce petit atelier. Marie pourrait gagner ainsi 0 fr. 25 par jour, 0 fr. 40 en travaillant de manière à se fatiguer outre mesure, prix d'avant-guerre).

    2. M. l'abbé Landrieux, vicaire général de Reims, aujourd'hui évêque de Dijon, à qui nous devons la communication de cette précieuse lettre

    3. Catéchisme fort bien fait, paraît-il, par l'aumônier des religieuses des sourdes-muettes d'Albi.
    4. A cette merveille qu'est le paillage d'une chaise par une sourde-aveugle, l'on peut comparer ce que j ai vu récemment au Centre de rééducation professionnelle des soldats-aveugles à Tours (établissement de Saint-Symphorien, dirigé par M. le Président Robert) d'une chaise paillée par un soldat devenu aveugle et manchot, qui se sert avec une incroyable habileté de son moignon un peu comme d'une autre main.

    (5) Chap. XI. Une Vue de Larnay pendant la guerre.

     

    La mort de Marie Heurtin.

    Dans les derniers jours du mois de juillet 1921, alors que toutes les jeune élèves venaient de s'envoler en vacances, Marie et Marthe Heurtin tombaient malades de la rougeole, qui, avec une rapidité foudroyante, amenaient chez les deux sœurs de graves complications pulmonaires.
    Marie Heurtin rendait sa belle et angélique âme à Dieu le 22 juillet, entourée de ses amies et des religieuses en pleurs, qui l'avaient soignée avec l'infinie tendresse qu'elles avaient mise à l'instruire.
    La pauvre Marthe était alitée. L'on fut inquiet d'elle pendant 8 jours encore ; les Sœurs se demandaient si un second et cruel sacrifice allait leur être imposé et elles adressaient leurs supplications à Marie elle-même pour obtenir que « leur fût laissée leur Benjamine aimée ». La constitution plus forte de Marthe prit le dessus, et elle se rétablit peu à peu, mais profondément affectée par la disparition de son aînée. Bien des jours avaient passé qu'elle pleurait encore silencieusement, à son souvenir. Mais ses compagnes redoublèrent de sollicitude avec elle afin d'adoucir par tous les moyens sa douleur et de remplacer un peu celle qu'elle pleurait, et ses maîtresses prirent cette touchante résolution: «Nous-mêmes nous l'entourerons encore de plus d'affection, si possible. »
    Le surlendemain le Journal des Débats publiait cette note (n° du 24 juillet 1921) :
     « Poitiers, le 22 juillet.—Ce matin s'est éteinte, à Larnay, près de Poitiers, emportée par une rapide complication de maladie. Marie Heurtin, la célèbre « Ame en Prison », cette jeune fille aveugle, sourde et muette de naissance, repoussée jadis de tous les asiles parce qu'on la croyait idiote, et dont les Sœurs de la Sagesse ont osé l'instruction en 1895 : successivement la Sœur Marguerite, qui s'y est épuisée, et la Sœur Saint-Louis, lui ont appris les 5 systèmes de signes dont elle usait couramment, la langue mimique, la dactylologie, l'écriture Braille, l'écriture Ballu et l'écriture anglaise.
    « Les nombreux visiteurs de Larnay ne perdront jamais le souvenir de l'aménité charmante du caractère de Marie Heurtin, de la grâce fine et joyeuse avec laquelle elle les recevait tous, de l'empressement qu'elle mettait à leur « taper » sur sa machine à écrire un mot de bienvenue. L'on s'attendait à rencontrer une infirme fatiguée, et l'on se trouvait en face d'une âme rayonnante de bonheur, d'affectueuse sympathie et de profonde vie intérieure : c'est qu'elle avait été élevée peu à peu par ses admirables maîtresses jusqu'aux plus hautes cimes de la vie morale et religieuse, où elle trouvait toute sa force et toute sa joie. L'on devine le chagrin de sa sœur Marthe, aveugle-sourde-muette également, qui finit son éducation à Larnay, et de toutes les autres élèves de notre grande et seule « Ecole française de Sourdes-Muettes-Aveugles ». — Marie Heurtin est enterrée samedi matin, dans le cimetière de Larnay. Elle était âgée de trente-six ans. »

    Louis ARNOULD.

    Quelques jours après paraissait ce compte rendu des obsèques :
    Sur la Tombe de Marie Heurtin.
    « II y a peu de jours, à la première heure, le soleil implacable dorait les gerbes de blé s'amoncelant dans les chars à bœufs de la ferme et inondait de clarté le chœur-en lanterne de la chapelle de Larnay, où nous pleurions tous autour du modeste cercueil de Marie Heurtin, tout en chantant dans les vêpres des morts : Custodiens parvulos Dominus : « Le Seigneur garde ses tout petits. »
    « Prise, il y a quelques jours, d'une maladie banale, elle souffrit d'une complication du mal que le médecin ne jugeait pas dangereuse. Elle-même qui avait tant craint la mort jadis, ne la croyait pas si proche : à la dévouée Supérieure qui lui disait sur les doigts en la veillant affectueusement : « Marie, peut-être que la Sainte Vierge va venir te chercher», elle répondait gracieusement avec son ordinaire vivacité réfléchie : « Non, je ne crois pas que ce soit maintenant, ma couronne n'est pas encore prête. »
    Et maintenant, elle repose dans le petit cimetière de Larnay, au pied de deux des grands cyprès, à deux pas de sa chère première maîtresse, Sœur Marguerite, morte en 1920, sous la rangée de tombes qui est près du mur, ce qu'ont bien remarqué déjà ses compagnes d'infortune : sa sœur, Marthe Heurtin, et les autres élèves de la Sœur Saint-Louis et de l'Ecole française des sourdes-muettes-aveugles, parce qu'elles pourront ainsi se rendre seules au cimetière, et repérer grâce au mur, ce petit coin de terre béni où elles veulent aller souvent répandre leurs prières.
    « Et la masse française semble demeurer indifférente à la disparition de la plus extraordinaire élève de l'éducation française ! Son grand tort, à ses yeux, est évidemment de ne point figurer dans les héros du sport et de ne s'être pas fait terrasser par quelque champion du coup de poing, devant 100.000 étrangers. En revanche, toute une élite d'âmes se sent en deuil, toutes celles qui aiment l'âme plus que le muscle, qui savaient gré à Marie Heurtin d'avoir prouvé, par la réussite de sa merveilleuse éducation, toute l'idéale puissance de l'être humain, tous ceux enfin pour qui cette éducation fut une démonstration ou une confirmation de l'existence même de l'âme, laquelle ne saurait sûrement pas s'expliquer par l'élaboration des seules sensations tactiles. Enfin, nous sommes des légions de maîtres dans l'ancien et dans le nouveau monde, officiels ou libres, de l'enseignement primaire, secondaire ou supérieur, catholiques, protestants, juifs ou incroyants, qui nous inclinons profondément et unanimement devant cette tombe de la célèbre élève des Sœurs de la Sagesse, en refusant avec obstination de nous laisser parquer dans je ne sais quelles catégories à préjugés politiques où voudraient nous emprisonner encore un certain nombre d'esprits surannés. Nous nous inclinons devant ce qui dépasse la commune banalité, devant le vraiment grand.
    « L'on sait maintenant, grâce à Dieu, sur les deux rives de l'Atlantique, l'histoire de 1' « âme en prison », de cette petite Bretonne qui fut un des rares êtres sourds, muets et aveugles de naissance que l'on connaisse, son entrée à Larnay en 1895, à 10 ans, ses deux mois de rage folle, l'histoire du petit couteau qui révéla à l'entant (que d'autres établissements avaient crue « idiote ») le précieux rapport du signe à l'objet, et puis toutes les notions intellectuelles, morales, religieuses qui entrent dans cette âme, s'y rencontrant avec des spontanéités qui cherchent à en sortir, et tout cela avec une régulière rapidité, — les cinq systèmes de signes, et le catéchisme, le calcul, l'histoire, la géographie qui fut une des connaissances de prédilection de celle qui ne devait rien voir du monde, et le paillage des chaises, le filet, le tricot, le crochet et les jeux variés comme les chers dominos où elle gagnait la partie aussi bien et aussi vite qu'un voyant....
    « D'autres sourdes-aveugles ont pu aller plus loin dans l'éclat du développement intellectuel, nulle n'aura pu dépasser Marie dans l'extrême élévation morale et religieuse ; son cri de conviction a fait le tour du monde, lorsqu'elle refusait de prier Notre-Dame de Lourdes pour sa propre guérison : « Je ne veux pas voir ici-bas, pour voir d'autant plus de clarté là-haut. » Il suffisait de lui faire une seule visite dans la petite classe des sourdes-aveugles pour deviner cette riche vie intérieure, et tous ses visiteurs reverront toujours en eux-mêmes cette physionomie ouverte et curieuse, souriante et bonne, avide de connaître du nouveau et surtout de sympathiser avec de nouvelles âmes ou avec celles à qui elle gardait, en dépit des années et servie par une remarquable mémoire, une sûre et inaltérable amitié. C'était proprement une âme et une âme toute française par le frémissant patriotisme et par la malicieuse gaieté. Habituée delà familiarité divine, par la communion journalière, à combien de craintes et de joies ne s'est-elle pas délicatement associée ! à combien de souffrances et d'épreuves n'a-t-elle pas compati ! Combien de privations et de sacrifices n'a-t-elle pas offerts pour obtenir une grâce d'en haut à ses amis qui se sentaient comme protégés par son pouvoir surnaturel ! Combien de prières elle a faites et ajoutées à ses prières ordinaires, dans son inlassable générosité, afin de rendre toujours service ! Que d'âmes souffrantes, souffrantes des événements de la vie ou d’épreuves intimes, se sont, avec confiance, adressées à elle, qui supportait une effroyable souffrance avec une sérénité où se lisait déjà un reflet du ciel ! Aussi quel bien n'a-t-elle pas réalisé par ses lettres si simples ou par sa seule présence ! Qui donc en la quittant, ainsi que ses admirables institutrices qui lui avaient communiqué leur esprit, ne s'est pas senti honteux de ses propres soucis et de ses révoltes ! « Non seulement admirée, mais aimée de tous ses visiteurs et correspondants, elle était particulièrement affectionnée par 200 habitantes de Larnay et par celles qui communiquaient par signes avec elle et par celles qui la voyaient simplement vivre à leurs côtés, au point que l’on va adresser un avis spécial à toutes les élèves aveugles et les élèves sourdes-muettes déjà parties en vacances, pour les informer du malheur arrivé à la maison.
    « Au milieu de nos larmes que nous serons longtemps à ne pouvoir retenir, quelle émotion pour nous, ma chère petite Amie ; pour moi qui vous connais et vous aime depuis plus de vingt ans et qui vous ai fait entrer par un marrainage dans ma propre famille, de penser que vous jouissez à présent sans doute, de la « vision des clartés de là-haut », inondée maintenant des splendeurs divines auxquelles vous aspiriez de tout votre être ! Par le plus équitable des renversements, c'est vous aujourd’hui la suprême voyante et c’est nous les pauvres vivants qui sommes en toute vérité, vis-à-vis de vous, les sourds-muets-aveugles tâtonnant lamentablement dans cette vie. »

    Louis Arnould Correspondant de l'Institut. (Croix du 17 août 1921.)

    Les condoléances affluaient à Larnay venant des innombrables amis de l’œuvre. Je n'en relève, chez l’un des plus chauds, qu'un mot pénétrant : « C’est une belle levée d'écrou pour la chère petite âme en prison. » (De Mgr Landrieux, évêque de Dijon.)