• Marthe Heurtin, soeur cadette de Marie

    Marthe Heurtin

     (1901-?)

     L'une des dernières pensées de la Sœur Marguerite avait été, nous l'avons vu, pour Marthe Heurtin, « la petite Marthe », comme elle disait. Elle l'avait vue souvent à Vertou, pendant les quelques jours qu'elle passait, tous les deux ans, dans la maison Heurtin pour les vacances de Marie : en 1902 elle avait admiré la belle pouponne rose, née le 23 juillet précédent, et avait assisté à la joie frémissante de son élève tâtant de ses doigts légers toutes les parties du visage de la sœurette en faisant ses réflexions. Il semblait, tant la petite fille était une belle enfant, qu'elle eût accaparé toute la santé de la famille : celle-là enfin était bien conformée ! s'écriait-on partout. Hélas ! l'affreuse vérité se fit bientôt jour et arriva jusqu'à Larnay : cette jolie fillette, intelligente, vive, affectueuse, était sourde comme sa grande sœur, et, comme elle, aveugle, ou presque complètement : très vaguement elle distinguait le grand jour, et elle aimait à en contempler la lueur, longuement tournée vers la fenêtre et battant de la paupière avec vivacité comme pour accroître la si chétive sensation qui lui parvenait.

     Dès lors l'éminente institutrice cessa de voir uniquement dans Marthe la benjamine chérie de son élève, elle la considéra comme une future élève pour elle-même. Marie était en grande partie instruite. Anne-Marie Poyet se trouvait en plein cours d'éducation ; l'avenir, un avenir prochain pour elle, s'annonçait par l'éducation de Marthe. Pour la troisième fois la clé d’or allait s'appliquer à la serrure triplement verrouillée de l'affreux cachot, et faire évader une âme virginale en lui restituant tous ses élans vers Dieu. Ah ! vraiment, la vie promettait de continuer intéressante et valait la peine d'être vécue. Cette sainte ambition enthousiasmait, nous l’avons dit, la chère Sœur et illuminait plus que jamais son visage, chaque fois qu'elle nous en parlait. Elle s'en entretenait souvent avec Marie, si ravie elle-même de cette fraternelle perspective.

     Jamais nid d'intelligence et d'amour ne fut plus chaudement préparé pour un des oiselets du Seigneur.

     Ensemble on décomptait les mois. La Sœur Marguerite proclamait l'âge de 8 ans le plus favorable pour commencer de pareilles éducations. L'on débuterait donc en octobre 1910, date où les amis espéraient avoir réuni le montant de la très modeste pension.

     La pauvre Sœur comptait sans ses forces. Elle ne se doutait pas qu'elle allait tomber épuisée, le 8 avril, sur son noble et terrible champ de bataille, n'ayant même pas achevé la deuxième éducation qu'elle avait entreprise, bien loin de pouvoir commencer la troisième, ce qui fut le dernier regret exprimé par elle sur son lit de mort.

     Mais sur les champs de bataille de la charité comme sur les autres, un soldat tué est remplacé par un autre accourant de l'arrière. Le 1° octobre 1910, Marie Heurtin revenait en chemin de fer de ses vacances de Vertou avec une des Sœurs de Larnay, et l'une et l'autre amenaient à l'Institution la « petite Marthe », âgée de 8 ans, qui pleurait, qui hurlait et se débattait et, à chaque arrêt du train, voulait s'évader afin de s'enfuir chez elle.

     Elle savait déjà quelque chose, car elle avait reçu à Vertou plusieurs leçons de deux anciens Frères de Saint-Gabriel, actuellement professeurs à l'Institut des Sourds-Muets de la Persagotière, à Nantes, les dévoués MM. Coissard et Hirschauer. Elle n'était plus dans l'effroyable ignorance du signe, cette toute petite chose qui est l'énorme base de toute communication entre les humains. Elle s'était même créé spontanément une petite collection de signes, par exemple pour désigner chacune des personnes de sa famille : elle en avait un très familier, qu'elle emploie encore, quelquefois et qui consiste à appliquer vivement la paume de sa main droite sur son bras gauche pour signifier : Quel malheur !

     En dépit de cette grande supériorité sur ce qu'était sa sœur Marie, 15 ans auparavant, le 1er mars 1895, — Marthe entrant à Larnay se livra au même violent désespoir durant tout le mois d'octobre : ce malheu­reux être végétatif était subitement arraché à son rocher de famille, et tout lui était nouveau, effrayant, barbare. Elle mordait sa maîtresse qui avait d'abord à la dompter, la Sœur Saint-Louis ; elle se mouchait à la manche de celle-ci, elle crachait sur le tableau noir. Sa colère était à son comble chaque fois qu'on la faisait entrer dans la classe, et une fois elle en jeta toutes les dix chaises par terre. Elle était tellement hors d'elle, qu'elle resta une fois trois jours sans manger, acceptant uniquement un peu de vin et d'eau. Elle cherchait visiblement à s'échapper pour courir retrouver ses parents là-bas.

     Marie était désolée, ne réussissant nullement à calmer sa sœur ; c'est à peine si elle se faisait reconnaître d'elle. Cependant, le soir venu, Marthe ne consentait à s'endormir que si elle sentait le lit de son aînée tout près du sien.

     La Sœur Saint-Louis, par son angélique patience digne de celle de la Sœur Marguerite, par sa fermeté aussi qui alla même alors jusqu'à quelques légères corrections, parvint à apaiser peu à peu cette pauvre petite désespérée. Ayant observé le goût de Marthe pour le vin, elle mit fin à son jeûne volontaire en lui faisant d'abord une soupe au vin. Marthe était gourmande : aussi des gâteaux lui étaient-ils présentés pour l'inciter à travailler, en particulier pour écrire au tableau noir, ce qui lui était spécialement pénible.

     Et le grand travail de cette invraisemblable éducation commença, et il ne s'est pas arrêté depuis huit ans. Il fallût d'abord assurer l'apprentissage de quelques signes mimiques pour pourvoir aux nécessités de la vie quotidienne.

     Mais dès le commencement la Sœur se mit à apprendre à sa nouvelle élève l'alphabet, sous sa triple forme :

     1° le geste dactylologique ;

     2° la forme de la lettre en écriture anglaise, tâtée sur les tableaux en relief de la Sœur Marguerite et reproduite, la craie à la main, sur le tableau noir ;

     3° l'articulation à la voix.

     Comme elle est bien douée, Marthe apprit vite l'alphabet dactylologique.

     Mais qui pourra jamais rapporter les peines inouïes que demanda l'apprentissage de l'articulation orale ? Ainsi il fallut huit jours pour faire attraper à l'enfant la lettre a, pour lui faire tâter le nez et ses vibrations, et la débarrasser de la nasalisation qui est le grand défaut de la prononciation chez tous les sourds-muets, et la maîtresse dut, bien entendu, lui faire palper avec les doigts la position de sa propre langue pour chacun des sons.

     Au bout de peu de jours, la Sœur donna à l'enfant son éducation d'aveugle, c'est-à-dire qu'elle lui apprit à pointer en caractères Braille.

     Marthe aimait l'étude et elle accumula rapidement les premières connaissances : chose vraiment extraordinaire attestée par sa maîtresse, elle progresse aussi vite que les classes de sourdes-voyantes.

     Voici d'ailleurs l'exact tableau de ses connaissances en 1918 : Elle a appris la grammaire dans le livre des Frères de Saint-Gabriel et dans celui d'Auguste Liot, professeur à l'Institution nationale de Paris, en s'aidant des tableaux en relief préparés par la Sœur Marguerite, auxquels son successeur en a ajouté d'autres.

     Le calcul a été abordé à la fin de la première année : l'on a commencé par la formation des nombres et par les additions. L'enfant résout maintenant de petits problèmes sur les quatre règles et connaît les principales unités du système métrique. Elle distingue les pièces de monnaie.

     En géographie la Sœur lui a donné tout d'abord les notions sur le terrain, dans ses promenades : ce que c'est qu'une île, un cours d'eau, un cap, une montagne, un chemin de fer, etc. Maintenant Marthe connaît bien sa France, et sur la carte en relief sait reconnaître et nommer les départements avec leurs préfectures et leurs sous-préfectures (ce qu'ignorent profondément les bacheliers), les provinces, les cours d'eau, les lignes de chemin de fer. Elle a quelques notions sur les deux Amériques et sur l'Afrique : pour l'aider à connaître celle-ci on a eu soin de lui faire toucher des Sénégalais à Poitiers.

     Pour ce qui est de l'histoire, l'histoire sainte lui a été racontée, et elle en sait un bon nombre d'épisodes touchants, comme celui de Job. Elle connaît bien l'Evangile et en particulier la vie de Jésus-Christ. La vie des Saints lui plaît beaucoup, mais elle se demande si elle aurait le courage d'endurer les souffrances que plusieurs ont souffertes. L'histoire ecclésiastique qu'elle vient de commencer l'intéresse vivement ainsi que l'histoire de France. Elle suit avec un intérêt passionné les principaux événements de la guerre, et demande souvent si les Boches ne seront pas bientôt hors de notre territoire : elle ne les aime pas et ne consent à prier pour eux que lorsqu'on lui dit de demander leur conversion.

     Marthe Heurtin comprend de mieux en mieux les bienfaits de l'instruction. Quand au bout d'un an, en 1911, sa maîtresse l'eut conduite dans sa famille en vacances, l'enfant ne voulait plus repartir, et il fallut user d'un subterfuge pour la remmener. Au contraire, quand elle retourna auprès des siens en 1913, elle les quitta vaillamment malgré sa persistante affection pour eux, et elle leur donna allègrement rendez-vous « dans deux ans ». Il en fut de même lors de son dernier séjour en 1916.

     En somme, comme sa sœur aînée, avec les aveugles Marthe Heurtin communique par l'écriture Braille ; avec les voyants (sourds ou entendants) par la dactyle, par l'imprimerie Vaughan et par l'écriture Ballu que Marie a été particulièrement heureuse de lui enseigner. Si l'on y joint l'écriture anglaise, dont elle use au tableau noir, et ce que j'appellerai ses langages oraux, à savoir :

     la mimiquela dactylologie,  et le langage vocal, nous arrivons au total magnifique de HUIT langues distinctes, de huit systèmes d'expression, dont deux seuls se ressemblent par l'identité des lettres, non par la manière de les assembler (le Vaughan (1) et le Braille), de huit belles fenêtres enfin pratiquées dans le cachot d'hier et par où la pauvre âme naguère emprisonnée reçoit vraiment l’air, la lumière et le chaud soleil des idées, et de l'amour des hommes et de Dieu.

     Elle aime à lire de son côté des histoires simples dans les gros livres pointés.

     La Sœur a abordé les leçons de choses, en octobre 1913 : l'enfant les aime beaucoup, et elle s'est plu à palper le larynx en carton et la tête de mort, qui lui ont été mis entre les mains.

     Elle tricote avec succès, n'ayant même plus besoin d'indications pour les fameuses et difficiles « diminutions ».

     Elle aimait, au commencement, à jouer à la poupée ; mais, tout comme ses contemporaines voyantes, elle regarde à présent le jeu comme bien au-dessous d'elle. Elle se plaît aux dominos et aux dames, ainsi que sa sœur, — au solitaire, au jeu d'oie, au taquin, et sa jolie nature expansive et rieuse éclate dans ces jeux d'une façon charmante.

     Mettant la même ardeur à tout ce qu'elle fait, elle l'apporta à son éducation philosophique et religieuse : pour préciser la notion de Dieu, la Sœur avait eu soin de développer en elle, comme avait fait la Sœur Marguerite, l'idée de fabrication, en la menant à la boulangerie, à la forge et à la cordonnerie de Larnay, à une chapellerie et à une pâtisserie de Poitiers : elle avait insisté aussi sur l'idée de hiérarchie, et pour arriver au but, elle se servit, comme on l'avait fait pour Marie, du soleil : qui est-ce qui a fait le soleil ? Marie avait répondu : le boulanger. Marthe, dans sa naïveté, croyait que c'était M. Louis, le domestique, qui allumait chaque jour le soleil, comme il allumait le calorifère, et il fallait le prévenir pour qu'il fît bien vite mûrir les fraises. De M Louis on la fit monter jusqu'à l'allumeur éternel de tous les astres, jusqu'à Dieu.

     L'existence de l'âme donna lieu à une méprise analogue. La Sœur saisit l'occasion de lui faire toucher une morte, pour qu'elle comprît ce que nous devenons lorsque l'âme nous a quitté : elle crut que l'âme de la morte était partie en chemin de fer. On lui expliqua alors que c'était un esprit, qui n'avait pas besoin de train pour s'échapper et voyager, et cette nature ardente et docile accepta ce nouvel enseignement qui élevait ses idées à une telle hauteur.

     Sitôt son arrivée, on lui avait déjà appris la distinction du bien et du mal. Cette âme toute frémissante d'amour-propre n'aime pas qu'on lui dise qu'elle a fait mal. Une fois, à la lecture des notes du samedi (c'est resté pour elle un jour mémorable), la Supérieure s'aperçut qu'elle s'était rongé les ongles, et elle la priva de la récompense du ruban. Marthe, très irritée, demanda d'abord, après le départ de la Supérieure, « de quel droit la Bonne Mère la punissait ». On le lui expliqua, et, depuis, jamais plus l'enfant n'est retombée une fois dans cette faute commune à un grand nombre de ses contemporains.

     Son âme s'ouvrait si bien et s'instruisait si vite que les Sœurs avec M. l'Aumônier formèrent l'espoir de lui faire faire, sans trop tarder, sa première communion.

     On l'instruisit peu à peu sur le sacrement et elle fut admise à faire sa première communion privée le jour de la Pentecôte 1913 : ce matin-là son doux visage rayonnait d'un incomparable éclat de lumière intérieure, dont nous vîmes encore le reflet en venant la visiter dans l'après-midi. La Communion solennelle eut lieu à la Pentecôte de 1914, et il était émouvant de constater avec quelle ardeur la chère enfant, rouge d’émotion, priait, pendant toute la cérémonie, articulant, à son habitude, avec les lèvres, tout comme Marie, qui parle moins, articule, si je puis dire, ses prières avec des gestes d'une incroyable vivacité.

     Il faut voir Marthe Heurtin dans sa petite classe, avec sa charmante et intelligente figure illuminée par son fin sourire de vraie jeune fille, ses grands yeux clairs, caressants et actifs, où l'âme transparaît comme sous une couche d'eau vert pâle, ses belles joues où court un sang vermeil, séduisant ensemble qui faisait dire naguère à Henri Bordeaux, que j'avais mené à elle : « Il faut faire effort pour ne pas l'embrasser. » Là elle court plus qu'elle ne marche, elle met tout son être ardent à son travail, ses doigts avides interrogent curieusement les autres mains, même les pauvres mains mortes des profanes du signe, à tout instant elle met à parler une héroïque énergie, ou bien elle éclate en joyeux cris et en rires; par tout son puissant instinct de jeunesse elle jouit de la vie.

     Elle ne se rend pas compte dans sa vive joie innocente de tous les bonheurs qu'elle nous inspire. Car le succès de son éducation consacre définitivement l'existence de notre Ecole française de sourdes-muettes-aveugles, de l'Ecole de Larnay, en prouvant qu'elle procède d'une tradition vivante et sûre, d'une méthode constituée qui n'est pas attachée à telle ou telle personnalité, si remarquablement douée soit-elle. Après les premiers commencements de 1860 où est élevée Germaine Cambon qui meurt en 1877, la Sœur Sainte-Médulle éduque de 1875 à 1894 Marthe Obrecht. L'élève de la Sœur Sainte-Médulle, la géniale Sœur Marguerite, instruit Marie Heurtin et Anne-Marie Poyet, de 1895 à 1910, et depuis 1910, l'élève et l'amie de Sœur Marguerite, Sœur Saint-Louis, fait l'instruction de Marthe Heurtin à laquelle sont venues s'ajouter d'autres sourdes-aveugles. Toutes ces éducations rivalisent de succès, et cela se comprend, car la tradition est fondée, et rien ne conserve la tradition avec autant de soin et de vie qu'un corps social qui se continue, et de tous ceux-ci le plus fermement constitué est un ordre religieux parce que tout individualisme en est sévèrement banni et que la tradition jalousement gardée est, aux yeux de chacun de ses membres, le fondement et la raison d existence même de l'ordre. Donc c'en est fait. Désormais ce petit coin de chez nous offrira pour de longues années, peut-être pour de longs siècles, la merveille constante, multiple, perpétuelle de l'ouverture des âmes emprisonnées par la nature, — à la plus haute vie intellectuelle, morale et religieuse. Que ce soit pour tous les Français, — même s'ils commettent la faute inexcusable de ne pas venir se rendre compte eux-mêmes, — un motif d'action de grâces au Ciel et de patriotique fierté.

     

    P. S. — Marthe Heurtin a été très heureuse d'apprendre l'heure qu'elle connaît depuis quelque temps en palpant les aiguilles : elle aspire maintenant à posséder une montre (montre ordinaire ou montre d'aveugle) : elle voudrait déjà avoir ses 18 ans, car c'est à cet âge que Marie a eu la sienne, et Marthe pense que le Bon Dieu inspirera à quelqu'un de lui faire ce cadeau très désiré ; nous avons une ferme confiance que ce sera l'un de nos lecteurs, à moins que ce ne soit l'une de nos lectrices (1918).

     Notes :

     (1) Très ingénieusement les caractères du Vaughan qui impriment en typographie portent sur leurs touches à l'usage des aveugles
    l'indication de la lettre en Braille.

     


    Source : Ames en prison, 1934 (20° édition)