• Marthe Obrecht

    Marthe Obrecht.

    (1867 - 1932)

    Marthe Obrecht

     Lorsqu'il composa son Apologie scientifique de la foi chrétienne, le chanoine F. Duilhé de Saint-Projet, ancien doyen de la Faculté libre des lettres de Toulouse, professeur d'apologétique et d'éloquence sacrée à l'Ecole supérieure de Théologie, lauréat de l'Académie française, consacra la première moitié du chapitre XVIII à relater, en la commentant, l'éducation de Marthe Obrecht, la première sourde-muette-aveugle complètement élevée à Larnay; ces pages étaient intitulées : Une claire manifestation de l'âme humaine (1ère édition, p. 363-383; 3ème édition, p. 418-439), et l'on sait quel succès elles ont obtenu particulièrement en Allemagne, où le livre entier a été traduit, ainsi que nous le rapportons plus haut (Marie Heurtin en Allemagne).

     Ce remarquable ouvrage vient d'être savamment refondu (en 1903) par M. l'abbé J.-B. Sanderens, docteur es sciences et docteur en philosophie, professeur de chimie à l'Institut catholique de Toulouse (1) ; le nouvel auteur ne crut pas devoir conserver ce qu'il appelle lui-même une "excellente preuve expérimentale de l'existence de l'âme", parce que cette exposition détaillée ne rentrait point dans la concision de son cadre. Avec lui nous avons pensé qu'il serait fâcheux de laisser se perdre un aussi précieux document, et, par suite de la gracieuse autorisation de M. l'éditeur Privat, de Toulouse, nous nous empressons de lui donner asile dans l'Ame en prison.

     Le savant auteur de l'Apologie scientifique commençait par citer, sur l'éducation des sourds-aveugles, des passages de Diderot, de l'abbé de l'Epée et de l'abbé Sicard, que l'on pourra lire plus loin dans l'Introduction du Catalogue. Puis, après avoir rapporté et apprécié un mot de Lactance (cf. plus haut, p. 53), il en venait au cas de James Mitchel, observé par Dugald Stewart (plus loin, 1er n° du Catalogue), et il annonçait "un nouvel exemple vivant, sous nos yeux, un véritable enchaînement de prodiges" et de témoignages bien autrement révélateurs... "C'est l'histoire d'une âme isolée d'abord dans les profondeurs de la matière et de la nuit, laborieusement mise au jour, en contact avec le monde extérieur, avec d'autres âmes; se manifestant peu à peu avec ses propriétés actives, essentielles, caractéristiques, s'épanouissant enfin dans les régions les plus hautes, les plus lumineuses de la pensée."

    Suit la lettre détaillée de la Sœur Sainte-Médulle, la maîtresse, comme on sait, de la Sœur Sainte-Marguerite. Nous vivons ici la première époque de l'éducation des sourdes-aveugles à Larnay. Aussi reproduisons-nous intégralement ce document, texte et commentaires, sûr d'intéresser quelques-uns de nos lecteurs.

     Larnay (Poitiers), de mars 1878 à janvier 1885.

     M***

    Il est assez difficile de vous donner des notes bien précises sur la manière dont nous avons procédé pour instruire et pour élever notre petite sourde-muette et aveugle, attendu que nous ne nous en rendons pas compte entièrement nous-même.

    Cependant voici la marche que nous avons suivie :

    "Cette pauvre enfant avait huit ans quand elle nous a été confiée, à Larnay (1875). C'était comme une masse inerte, ne possédant aucun moyen de communication avec ses semblables, n'ayant pour traduire ses sentiments qu un cri joint à un mouvement du corps, cri et mouvement toujours en rapport avec ses impressions.

    "La première chose à faire était de lui donner un moyen de communiquer ses pensées et ses désirs. Dans ce but, nous lui faisions toucher tous les objets sensibles, en faisant sur elle le signe de ces objets ; presque aussitôt elle a établi le rapport qui existe entre le signe et la chose..."

    Nous rencontrons ici, dès le premier pas, la difficulté la plus grave , il s'agissait de faire la première trouée à travers l'épaisse muraille de chair, pour arriver à l'âme. "Nous lui faisions toucher tous les objets sensibles, en faisant sur elle le signe de ces objets." Mais quel pouvait être ce signe ?

    Comment désigner (designare) à une enfant sourde-muette et aveugle de naissance le signe correspondant à l'objet qu'elle touche ? "Comment convenir, sans jamais se voir et sans jamais s'entendre, du signe à établir entre l'objet et son signe ?"

    L'abbé de l'Epée avait cru qu'on pourrait tout d'abord "familiariser les mains de l'élève avec des caractères alphabétiques en fer poli; et puis, lui faire toucher l'objet d'une main et lui en faire distinguer le nom (le signe écrit) de l'autre". L'habile initiateur se trompait : il franchissait un intermédiaire indispensable. Le signe ou langage mimique, plus naturel que conventionnel, doit précéder le signe ou langage alphabétique, purement conventionnel. Telle a été la marche très ingénieusement suivie par les institutrices de Poitiers.

     "Vous nous demandez, M***, quels ont pu être, entre nous et l'enfant, les premiers signes conventionnels, puisqu'elle ne voyait ni n'entendait. Ici, le sens du toucher (la main) a joué un rôle qui nous a jetées maintes fois dans le plus grand étonnement... Dès le début, lorsque nous lui présentions un morceau de pain, nous lui faisions faire de la main droite l'action de couper la main gauche, signe naturel que font tous les sourds-muets. La petite élève ayant remarqué que chaque fois qu'on lui présentait du pain, on lui faisait ce signe ou qu'on le lui faisait faire, a dû raisonner et se dire : Quand je voudrai du pain je ferai ce signe. En effet, c'est ce qui a eu lieu. Quand, à l'heure du repas, on a tardé, tout exprès, à lui donner du pain, elle a reproduit l'action de couper la main gauche avec la main droite. Il en a été de même pour les autres choses sensibles ; et du moment qu'elle a eu la clef du système, il a suffi de lui indiquer une seule fois le signe de chaque objet."

     Voilà donc cette petite enfant, cette "masse inerte", mise déjà en possession d'une première idée générale, purement intellectuelle. Les objets qu'elle touche, qu'elle palpe de ses mains, sont des objets sensibles, les signes correspondants qu'on lui fait ou qu'on lui fait faire sont également choses sensibles ; mais le lien, le rapport qui unit chaque objet à son signe, l'idée générale de ce rapport, la clef du système, n'a rien de commun avec la matière ; rien de sensible ne saurait être conçu comme une forme ou un mouvement d'atomes, comme un produit ou une fonction d'organes matériels. Cette idée générale de rapport révèle déjà nécessairement une cause proportionnée, distincte de la matière, indépendante, active, créatrice, substantielle. Ne perdons pas de vue cette première manifestation, cette première évidence.

     "Nous sommes passées ensuite aux choses intellectuelles. Il a fallu une longue et constante observation, afin de saisir les impressions les plus diverses de l'enfant, afin de lui donner, sur le fait même, le signe de l'idée ou du sentiment qui se révélait en elle. La surprenait-on impatiente, livrée à un mouvement de mauvaise humeur, vite on lui faisait faire le signe de l'impatience, et on la poussait un peu pour lui faire comprendre que c'était mal.

    "Elle s'était attachée à une sourde-muette déjà instruite et qui s'est dévouée avec beaucoup de zèle à son éducation. Souvent elle lui témoignait son affection en l'embrassant, en lui serrant la main. Pour lui indiquer une manière plus générale de traduire ce sentiment de l'âme, nous avons posé sa petite main sur son cœur en l'appuyant bien fort. Elle a compris que ce geste rendait sa pensée et elle s'en est servie toutes les fois qu'elle a voulu dire qu'elle aimait quelqu'un ou quelque chose ; puis, par analogie, elle a repoussé de son cœur tout ce qu'elle n'aimait pas.

    "C'est ainsi que peu à peu nous sommes parvenues à la mettre en possession du langage mimique en usage chez les sourds-muets. Elle s'en est facilement servie dès la première année..."

     La puissance de réfléchir, de généraliser, de raisonner se manifeste de plus en plus ; ce sont là des opérations essentiellement intellectuelles, absolument incompatibles avec la substance matérielle, inerte, inactive, composée de parties, etc. Dès la première année, la jeune Marthe se sert facilement du langage mimique, dont la nature est d'être idéologique. Les idées, les notions qu'elle possède, — notions de choses sensibles ou intellectuelles, — ne sont pas représentées, suscitées dans son esprit par des mots, par des combinaisons de sons articulés ou figurés, — elle n'entend pas, elle ne voit pas, — mais par des impressions du toucher, impressions de formes et de mouvements transitoires, qui expriment directement, immédiatement la notion ou l'idée. L'âme intelligente apparaît ici d'autant plus distinctement qu'elle se meut, vit et agit dans une région tout immatérielle.

     "De ces opérations de l'esprit aux premières révélations de la conscience la gradation est insensible et facile. Déjà, dans le courant de la première année, nous avons pu lui donner quelques leçons de morale. Comme tous les enfants, elle manifestait assez souvent des penchants à la vanité et à la gourmandise.

    "Lorsque des dames visitaient l'établissement, la petite enfant se plaisait à faire l'examen de leur toilette. Le velours, la soie, la dentelle éveillaient en elle un sentiment d'envie. Aussi, lorsque quelque découpure lui tombait sous la main, elle s'en faisait ou un voile ou une cravate. Pour la guérir de ce penchant naturel à la vanité, il a suffi de lui faire comprendre que sa mère n'étant pas ainsi vêtue, il ne fallait pas désirer ces choses.

    "Pour la corriger de ses petites gourmandises, on lui a dit que les personnes en qui elle reconnaît une supériorité — les Sœurs, la supérieure, le Père aumônier — avaient aussi ces défauts dans leur enfance, mais que leur mère leur ayant dit que c'était mal, elles s'étaient corrigées. Ces raisonnements ont eu sur l'enfant un grand empire, et ces légers défauts ont disparu."

     Il est aisé de reconnaître, dans ces quelques traits, la distinction du bien et du mal, le discernement de ce qui est permis et de ce qui est défendu ; l'idée d'autorité morale — sa mère, ses supérieurs — l'idée d'obligation et de loi morale. Il est aisé de constater des actes de volonté libre, des actes de commandement à soi-même, de réaction vertueuse contre les impressions extérieures, contre les appétits naturels— la gourmandise, la vanité.

    On peut enfin constater également une perception confuse du beau, des symptômes du sentiment esthétique, véritablement étranges chez un être privé des deux sens esthétiques par excellence, des deux sens révélateurs de l'harmonie des lignes, des couleurs ou des sons, — de la vue et de L'ouïe. Le velours, la soie, la dentelle révèlent à son toucher manuel des qualités sui generis ; elle a compris que le vêtement ne sert pas seulement de protection pour le corps, mais aussi de parure. N'insistons pas ; nous sommes en présence d'un plus étonnant prodige : dans cette enfant de dix ans à peine, hier encore "masse inerte", en apparence bien au-dessous de la bête, nous allons voir se former ou s'éveiller, nous allons voir éclater l'idée de Dieu.

     "Vers la fin de la deuxième année, nous avons cru pouvoir aborder les questions religieuses. L'enfant ne savait encore ni lire, ni écrire; le langage mimique était le seul moyen de communication entre elle et nous. Nous sommes passées des choses visibles aux invisibles. Pour lui donner la première idée d'un être souverain, nous lui avons fait remarquer la hiérarchie des pouvoirs dans l'établissement. Elle avait déjà compris, dans ses rapports avec nous, que les Soeurs étaient au-dessus des élèves, etc. Quand Mgr l'évêque vint nous visiter, nous lui fîmes comprendre qu'il était encore au-dessus des personnes qu'elle était habituée à respecter, et que bien loin, là-bas, il y avait un premier évêque qui commandait à tous les autres : évêques, prêtres et fidèles. De cette souveraineté qui lui paraissait bien grande, nous sommes passées à celle du Dieu créateur et souverain Seigneur (2).

    "Impossible de décrire l'impression produite chez l'enfant par la connaissance de cette première vérité d'un ordre supérieur. L'immensité de Dieu l'a aussi beaucoup frappée. La pensée que ce Dieu souverain voit tout, même nos plus secrètes pensées, l'a beaucoup émue. Et maintenant, quand on veut arrêter chez elle quelque petite saillie d'humeur, il suffit de lui dire que le bon Dieu la voit.

    "Cette connaissance de l'existence de Dieu étant acquise, nous avons suivi l'enchaînement des autres vérités, et, jusqu'ici, toutes ont pénétré dans son âme avec la même facilité. Elle répond avec une précision étonnante à toutes les questions qui sont adressées sur les choses qu'on lui a apprises."

     Cette description rapide, mais suffisamment analytique, de la méthode suivie dans un enseignement, à coup sûr sans précédent, des révélations de la métaphysique et de la foi, est saisissante. Ces procédés, aussi simples que rationnels, offrent une frappante analogie avec ceux de la philosophie traditionnelle. Marthe connaît les principales vérités de la religion ; elle a l'idée de Dieu et de l'âme et, chose qui appelle la méditation, elle ne connaît pas encore le nom de Dieu, elle n'a pas même la première notion d'un mot correspondant à l'idée qu'elle a de Dieu.. .

     Cependant l'instruction scolaire de Marthe, engagée dans une voie nouvelle, va progresser comme par bonds et se produire pour la première fois par le langage alphabétique, par la dactylologie, qui est l'équivalent de la parole articulée, et enfin par les divers genres d'écriture.

     "Avant d'apprendre à l'enfant à lire et à écrire comme les aveugles, nous avons dû lui enseigner la dactylologie. Nous avons commencé dans le courant de la troisième année. Ici encore le sens du toucher a été le grand moyen de communication et de convention. Lorsque, recevant un morceau de pain, elle en a fait le signe, nous lui avons dit qu'il y avait un autre moyen de désigner le pain, et, à l'aide de la dactylologie, nous avons figuré dans sa main la suite des lettres qui composent le mot pain. — Ce nouveau système, cette révélation nouvelle a été pour cette jeune intelligence ce qu'est un rayon de soleil pour une fleur naissante, après une sombre et froide nuit. Elle a demandé elle-même le nom de chacun des objets dont elle savait le signe ; le nom des personnes de la maison, qu'elle reconnaissait très bien d'ailleurs en leur touchant la main."

     Marthe Obrecht ne voyant pas, n'entendant pas, avait donc assez de finesse de tact dans la main, assez de puissance de mémoire pour démêler et retenir une série d'impressions successives très variées, dont l'ensemble formait le nom de chaque objet, de chaque personne. Elle avait assez d'énergie active dans l'intelligence pour isoler chacune de ces impressions particulières, de ces formes fugitives que lui révélait sa main, pour discerner vingt-quatre types différents correspondant aux vingt-quatre lettres de l'alphabet, pour saisir leurs combinaisons indéfiniment variées et le plus souvent arbitraires... Cela fait songer à cette singulière boutade de Diderot : "Si un aveugle se mettait à philosopher, il placerait le siège de l'âme au bout des doigts, et, très probablement, après un effort de profonde méditation, il éprouverait une aussi forte douleur aux doigts que nous à la tête."

    Un représentant de l'anthropologie matérialiste sera peut-être tenté de dire que, chez Marthe Obrecht, l'âme est une fonction de la main. Après tout, cette affirmation n'est ni plus ni moins absurde que cette autre très répandue : l'âme est une fonction du cerveau.

    Nous n'avons pas encore épuisé la série des révélations et des merveilles.

     "Lorsque notre élève nous a paru suffisamment exercée à la dactylologie, allant toujours à petits pas, du connu à l'inconnu, nous lui avons fait toucher l'alphabet et l'écriture des aveugles, lui faisant comprendre que c'était encore là un moyen de transmettre, de fixer sa pensée, et de s'instruire comme ses compagnes privées de la vue. Nouveau rayon de soleil, nouvelles émotions fécondes et révélatrices pour cette chère petite âme !... L'enfant s'est mise au travail avec une ardeur incroyable ; elle a très bien saisi la convention établie entre l'alphabet manuel et l'alphabet pointé des aveugles (3), et bientôt elle a pu lire et écrire des mots et de petites phrases."

     J'ai sous les yeux un spécimen d'écriture pointée de la main de cette pauvre fille sourde-muette et aveugle. C'est une lettre adressée à une Sœur qui avait participé à son éducation. Je la reproduis dans sa naïveté enfantine :

     Ma bonne Mère,

    Je suis fâchée vous part vite, embrasser bien, parce que je vous aime beaucoup. Je vous remercie oranges. Les sourdes-muettes contentes manger oranges. La bonne Mère supérieure est très malade, elle tousse beaucoup. Monsieur médecin défend la bonne Mère se promener, je suis très fâchée. . . Je bien savante, prie pour vous bien portante. Sœur Blanche est mère pour Marthe, je prie pour Sœur Blanche. Je désire vous embrasser.

    Marthe Obrecht.

     La Sœur Blanche est cette même sourde-muette, devenue religieuse, qui a servi de monitrice pour l'éducation de Marthe. C'est elle qui l'a continuellement suivie pas à pas, qui lui a révélé le langage des signes, qui lui a appris à lire et à écrire avec une patience infatigable et un dévouement tout maternel. Cela explique cette phrase de la lettre : "Sœur Blanche est mère pour Marthe". Phrase bien simple assurément, élan spontané du cœur, et pourtant bien digne d'attention. Car, à elle seule, elle suffirait à manifester, dans cette âme à peine éveillée, la faculté active, indépendante de la matière, de discerner l'essence des choses, de séparer par l'abstraction les qualités communes à toutes les mères, d'en former une idée générale, et de l'appliquer à la Sœur qui lui prodigue ses soins : "Sœur Blanche est mère pour Marthe."

     L'orthographe irréprochable de cette lettre n'est pas moins surprenante. Plus on réfléchit sur la nature absolument arbitraire des signes alphabétiques, sur leur rôle souvent capricieux dans la composition des mots, sur la valeur objective et bien mystérieuse qu'ils peuvent avoir pour un être humain qui n'a jamais rien vu, ni rien entendu, moins on s'explique par quel art merveilleux, par quelle longue patience équivalant au génie, on a pu communiquer, obtenir une si parfaite connaissance de l'orthographe française... La réponse qui a été faite à mes questions, à cet égard, est aussi brève que compréhensive ; elle offrirait à l'analyse psychologique un thème fécond. "La dactylologie nous a servi pour lui apprendre l'orthographe des mots, et le langage mimique pour la construction des phrases..."

     "Depuis deux. ans, Marthe a appris à écrire comme nous ; je vous envoie un second spécimen de son travail."

    Dans ces pages, écrites comme nous écrivons, la jeune fille sourde-muette et aveugle me dit :

     Quand je suis venue ici pour m'instruire, j'étais seule, je ne pensais rien, je ne comprenais rien pour dire : il faut toucher tout pour bien comprendre, faire des signes et apprendre l'alphabet pendant deux ans. Après pendant un an j'ai appris pointer comme les aveugles, maintenant je suis bien heureuse de bien comprendre tout.

    Depuis deux ans j'ai voulu apprendre écrire comme les voyantes, j'écris bien un peu.

    Quand je suis venue ici, ma maman est partie ; j'ai été très colère et crié fortement. Les chères Sœurs m'ont caressé beaucoup, j'ai été moins colère, je les aime bien, elles sont toujours bonnes pour moi.

     "J'étais seule, je ne pensais rien, je ne comprenais rien... Maintenant je suis bien heureuse de bien comprendre tout." Elle comprend tout en effet, même les vérités les plus hautes. "Elle répond d'une manière étonnante à toutes les questions qui lui sont adressées sur Dieu et sur l'âme. La religieuse sourde-muette, Sœur Blanche, sa seconde mère, lui traduit toutes les instructions religieuses qui se font à la chapelle ; l'enfant saisit tout, rend compte de tout ce qui a été dit... Il faudrait la voir pour se rendre un compte exact du développement de son intelligence et de son angélique piété (4). Oui, M***, c'est là un enchaînement de prodiges..."

     N'avions-nous pas raison de le dire, l'histoire de la philosophie, considérée comme étude et observation de l'esprit humain, n'offre rien de comparable à la série des phénomènes que nous venons d'exposer. Il n'est pas possible de désirer, il n'est guère possible de concevoir une plus claire manifestation de l'âme, de la substance spirituelle, indépendante de la matière dans ses opérations les plus hautes, dans ses conceptions purement intellectuelles.

     Aux savants positivistes ou matérialistes, si nombreux et si bruyants à cette heure, qui nient toute différence essentielle entre l'homme et la bête, qui considèrent la pensée comme une simple vibration d'atomes, et l'âme comme une fonction du cerveau, nous dirons : Allez à Larnay... Demandez, non pas à un philosophe, mais à une pauvre enfant sourde-muette et aveugle, de vous prouver l'existence du mouvement ; elle se lèvera et elle marchera.

     F. Duilhé de Saint-Projet.

     

    La seconde partie du chapitre de Duilhé de Saint-Projet, intitulée : Distinction de l'Ame et du Corps ; méditation psychologique, commence ainsi :

     "Nous venons de constater expérimentalement, nous venons de voir clairement, directement, à travers une masse de chair devenue plus transparente que le cristal, une âme humaine, avec ses propriétés actives et créatrices, mais une âme étrangère. Il dépend de chacun de voir tout aussi clairement, et plus directement encore, son âme à lui, d'en constater expérimentalement la réalité substantielle, spirituelle, indépendante de la matière dans ses opérations caractéristiques..."

     C'est le paragraphe qui, sous le même titre, a été refondu par M. l'abbé Sanderens, aux p. 305 et suivantes.

    APPENDICE

    Nous ne résistons pas au désir de révéler quelle impression produisit dans le monde officiel, la connaissance des merveilles d'éducation opérées à Larnay. Nous en connaissons plus d'une preuve, et des plus récentes ; mais aucun témoignage ne nous parait plus expressif ni plus autorisé que cette lettre écrite à la Supérieure de Larnay par un des bienfaiteurs les plus éclairés des sourds muets au 19e siècle, M. Théophile Denis, chef de bureau honoraire au Ministère de l'Intérieur, chevalier de la Légion d'honneur. Nommé en 1890 conservateur de la Galerie historique et artistique à l'Institution Nationale des Sourds-Muets de Paris, c'est lui qui fonda, pour ainsi dire, et organisa « le Musée des Sourds-Muets ». Il s'était adressé à Larnay pour avoir la photographie des deux sourdes-muettes-aveugles alors en cours d'éducation : on lui envoya les trois photographies que nous avons données dans la précédente édition et qui sont marquées «1896 ». M. Th. Denis répondit par la lettre suivante :

    « Paris, le 7 mars 1896.

    MADAME LA SUPÉRIEURE,

    Je ne sais pas vraiment en quels termes vous remercier pour la façon si large et si généreuse dont vous avez daigné répondre à mes indiscrets désirs. Les trois groupes que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser sont tout simplement merveilleux à tous les points de vue. Exécutés avec un goût et un art parfaits, ils forment dans leur intelligente composition et dans la graduation logiquement présentée la plus claire synthèse des procédés d'enseignement employés pour les sourds-muets-aveugles. Ils sont à la fois attrayants et instructifs. Ce sont trois pages d'une émouvante éloquence, et qui impressionneront vivement toutes les personnes sous les yeux desquelles nous les placerons.

    J'ai déjà pu juger de cet effet en les montrant au Directeur et au Censeur de l'Institution nationale. Le Directeur en a été si touché qu'il m'a prié de leur donner dans notre Musée une place qui les mît le plus possible en évidence. Ces groupes réunis dans un cadre ne seront donc pas confondus avec tout ce qui est suspendu aux murs de la galerie ; ils seront posés sur un chevalet exécuté tout exprès dans notre atelier de sculpture sur bois.

    Notre enthousiasme, Madame la Supérieure, devant ces trois témoignages d'un sublime dévouement, vous paraîtra sans doute un peu exagéré, à vous et à vos saintes filles. C'est que votre modestie et l'habitude de l'abnégation vous empêchent de mesurer toute l'importance des prodiges que vous accomplissez. Cet obstacle n'existe pas pour nous, profanes, qui apercevons toute la beauté du miracle et qui en restons stupéfaits, précisément parce que nous nous sentons dépourvus de toutes les vertus indispensables pour l'opérer. L'être le plus mondain, pour peu qu'il ait de cœur et de bon sens, se montrera toujours frappé d'étonnement et d'admiration en présence de ce groupe (sans doute unique au monde) de Marthe et de Marie, dont les mains entrelacées parlent un mystérieux langage et démontrent si bien l'erreur de ce philosophe qui vouait à l'idiotisme forcé les malheureuses victimes de la triple infirmité. Que d'explications je vais avoir à donner à mes visiteurs des mardis !

    C'est vous dire, Madame la Supérieure, que le souvenir de Larnay ne saurait jamais s'effacer de ma mémoire pas plus que de mon cœur, et que je le conserverai avec toute la reconnaissance due à votre extrême bonté...

    Je joins à cette lettre, à titre de curiosité, un des groupes américains dont je vous ai parlé, « a charming group », comme dit le journal. Oui, le groupe est charmant, mais vous avouerez, Madame la Supérieure, malgré toute la modestie qui caractérise les Filles de la Sagesse, que le groupe Marthe-Marie et... offre un intérêt plus puissant que le groupe Keller-Sullivan-Bell. Seulement, en Amérique, ces choses-là se crient très haut, tandis qu'à Larnay on en parle très bas, trop bas.

    Veuillez agréer, Madame la Supérieure, avec l'expression de mon plus profond respect, celle de ma plus vive gratitude, et présenter mes respectueux hommages et mes plus sympathiques souvenirs à la chère Sœur Sainte-Marguerite et à celles de vos chères Filles qui me font l'honneur de ne pas m'oublier.

    THÉOPHILE DENIS. »

    [Chef de bureau honoraire au Ministère de l'Intérieur Conservateur de la Galerie historique et artistique à l'Institution nationale des Sourds-Muets de Paris, Chevalier de la Légion d'honneur.]

    Cet homme de bien qui était en même temps, on le voit, un homme rempli de loyauté, est mort en 1908, à l'âge de 79 ans.

     

    Marthe Obrecht

     

    La mort de Marthe Obrecht.

     

    La mort de Marthe Obrecht est venue, au début de 1932, attrister toutes les élèves de Larnay, et en premier lieu ses jeunes amies sourdes-aveugles. C'est qu'elle était leur sœur aînée, elle, l'élève de la sœur Sainte-Médule (de 1875 à 1890), et la seule des triples infirmes, élevées comme telles dans la maison, qui y soit restée. Ses études terminées, elle vécut avec la centaine des sourdes-muettes adultes dans le grand ouvroir du 1er étage, et les visiteurs habituels de Larnay savaient bien la trouver dans le fond, à droite, de la vaste salle. Elle tricotait quelquefois, faisait du crochet ou de la couture, ou même confectionnait des filets de pêche, mais plus souvent elle pointait avec ardeur, pour ses jeunes compagnes, des livres en Braille, en recevant dans les mains chaque phrase transmise par une voisine sourde-voyante, qui elle-même la lisait dans un livre (voir plus haut p. 58).

     

    Marthe, avec de grandes dispositions intellectuelles de nature, avait un goût très prononcé pour la lecture, au point que, dans sa jeunesse, elle quitta plus d'une fois, la nuit, le dortoir en tapinois pour aller seule, dans sa classe à un autre étage, lire ou même écrire ; il fallut surveiller ses escapades nocturnes. (Nous ne nous rendons pas compte que les aveugles, la nuit, nous sont très supérieurs, ne souffrant pas de notre manque et de notre besoin de lumière.)

     

    Avec sa large figure bonne et rieuse, — jeune de caractère, simple et ouverte, Marthe charmait les visiteurs et elle éprouvait un véritable plaisir à converser avec eux, à l'aide d'une interprète (5). Elle causait aisément avec les Sœurs et avec ses compagnes, toujours à l'aide de la langue mimique. Que de fois je l'ai vue deviser vivement sur les doigts avec Marie Heurtin et rire à gorge déployée des malices qui lui étaient dites !

     

    Ainsi s'écoula toute sa vie dans la maison paisible qui était devenue la sienne. Mais, il y a quelques années, les amis de Larnay en visitant l'ouvroir, ne l'y retrouvaient plus. C'est que l'âge lui apportait de nouvelles infirmités : des rhumatismes aux jambes, une maladie qui l'écarta quelque peu de ses compagnes, par crainte de la contagion. Ces nouvelles épreuves furent acceptées avec résignation, et pendant les 3 dernières années de sa vie elle ne se plaignit jamais, recevant les soins que nécessitait son état avec une profonde reconnaissance et édifiant par sa piété toutes les personnes qui l'approchaient, une piété qui n'avait fait que croître avec l'âge et qui lui inspirait, par exemple, un culte vraiment filial pour la Sainte Vierge.

     

    A ces diverses maladies s'ajouta la paralysie ; ses forces déclinant peu à peu, elle demanda et reçut en pleine connaissance les derniers sacrements. Elle expirait le 20 janvier 1932, à l'âge de 65 ans, 57 ans après être entrée à Larnay.

     

    Un tel fait se suffit à lui-même. Que dire d'une maison qui reçoit un pareil déchet humain, qui trouve le moyen, par une méthode inconnue jusqu'alors, de l'ouvrir aux lumières de la raison et de la foi, et de lui procurer, après toute une existence de paix et de joie, une mort tout enveloppée de sérénité ?

     

     Notes

    1. Paris, librairie Ch. Poussielgue, rue Cassette, 15, et Toulouse, librairie Edouard Privât, rue des Arts, 14.

    2. "Avant de lui donner le signe mimique de Dieu (ce signe conventionnel, c'est-à-dire de rappel, a été celui que l'on apprend à tous les sourds-muets), nous lui avons fait connaître, autant que cela est possible, les attributs divins les plus frappants : la puissance créatrice et conservatrice, l'immensité, la bonté, la justice.. De même pour l'âme, avant d'en donner le signe nous en avons fait remarquer les opérations : la faculté de penser, de comprendre, de se rappeler, de vouloir, d'aimer..., ayant soin de mettre en parallèle certaines opérations du corps, afin que l'enfant pût saisir plus facilement la supériorité de l'âme."

    3. Nous voudrions donner une idée de cet alphabet, de cette écriture pointée. Un professeur aveugle, M. Braille, a inventé le procédé, dont l'expérience démontre chaque jour les immenses avantages. Tout le système repose sur des combinaisons de points en relief, de un à six, différemment placés sur trois lignes horizontales.

    Marthe Obrecht

    En promenant ses doigts sur ces lignes de points en relief, l'aveugle lit avec une facilité merveilleuse. Il écrit au moyen d'un appareil ingénieux qui dirige sa main et assure la régularité de l'écriture. Les mêmes signes servent à écrire les mots, les chiffres et la musique. [D. de S. -P.]

    4. "Marthe a fait sa première communion au mois de mai 1879. Cette action à laquelle elle s'était préparée avec un soin extraordinaire, fit sur elle la plus vive impression. Interrogée ce jour-là par des ecclésiastiques sur ce qu'elle éprouvait, elle répondit en signes d'une expression indescriptible : "Mon cœur est plein, plein de bonheur ; je ne sais pas comment le dire." Bientôt sa piété devint si ardente qu'il lui fut permis de communier au moins deux fois la semaine, ce qu'elle a continué de faire avec une ferveur toujours égale."

    5. Voir son portrait plus haut, dans l'image du frontispice, dans la partie supérieure à gauche.

    Source : "Une âme en prison", 1904, et "Ames en prison", 1934.