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Fêtes du Centenaire de Larnay

Le 14 juin 1933, au milieu d'un nombreux concours d'amis et sous la présidence de M. le vicaire capitulaire, chanoine Braud, et des Supérieurs généraux, l'Institution a allègrement célébré son centenaire, non pas celui de l'Ecole des Sourdes-Aveugles, qui, nous l'avons vu, est plus récente, mais celui des Sourdes-Muettes et des Aveugles, dont la fondation fut due à la triple collaboration de deux hommes de bien. M. Boulet, préfet de la Vienne, elle P. Deshayes, curé d'Auray, en Bretagne, et des Filles de la Sagesse : la nouvelle école s'ouvrait le 1er mai 1833, à la porte de Poitiers, dans la maison de Pont-Achard, pour être transférée en 1847, dans le domaine donné par l'aumônier de la maison, M. l'abbé de Larnay. Le jour du Centenaire, le père Morineau, S. M. M,, résuma fortement toute cette histoire dans un bref discours intitulé Un Siècle de Miséricorde, qu'il consent à nous laisser publier, en même temps qu'il veut bien nous affirmer que dans toute la composition de son discours, il a songé aux « Ames en Prison ».

 

UN SIÈCLE DE MISÉRICORDE

Discours prononcé par le R. PÈRE MORINEAU, S. M. M.

Le 14 Juin 1933 en la Chapelle de l'Institution des Sourdes-Muettes-Aveugles dirigée par les Filles de la Sagesse.

"J'étais en prison et vous êtes venus à moi." MATTHIEU, XXV, v. 36
Appelé à porter la parole en ce jour qui commémore an siècle de miséricorde, je n'ai pas trouvé de mot mieux choisi, pour me guider dans mon enquête, que cette parole du Seigneur dans L'Evangile : « J'étais en prison et vous êtes venus à moi. » C'est la merveille de cette maison et de ces cent années de miséricorde, qu'elles furent consacrées à visiter le Seigneur captif et à délivrer la vie divine des âmes. « Ce que vous avez fait au plus petit, c'est à moi que vous l'avez fait. »
Admirable spectacle, mais qui exige les yeux de la foi pour être saisi dans toute sa richesse.
Ou, du moins, il a fallu des yeux singulièrement perçants pour deviner cette terre mystérieuse des régions spirituelles, chez les sourds-muets et aveugles, et croire qu'il y avait là une étincelle de vie de l'esprit qu'il fallait libérer de son cachot. Ainsi pour ces terres lointaines dont rêvait Christophe Colomb ! on riait de celui qui allait découvrir un monde inconnu où brillaient des étoiles nouvelles et qu'il ouvrirait au Christ.
Ceux qui traversent ces contrées aujourd’hui peuplées de visages humains qui nous ressemblent comme des frères comprennent le rêve génial du marin conquérant qui s'était penché à l'avant de sa Caravelle pour aller vers des terres inconnues.
Ainsi deux hommes un jour se rencontrèrent, deux grands cœurs, qui s'étaient penchés sur ce monde obscur qu'est l'intérieur d'un sourd-muet ; et tandis que d'autres pensaient que c'était une région de ténèbres totales où l'humain dort d'un sommeil irréductible, eux croyaient qu'il y avait là une petite flamme tremblante,... mais qu'un souffle fraternel pourrait vivifier.
Deux hommes, deux grands cœurs, le Préfet de la Vienne de ce temps-là, en 1833, et le Supérieur d’une congrégation religieuse : M. Boulet et le Père Deshayes.
Ah ! comme on voudrait connaître les pensées échangées dans la rencontre qu'ils eurent à Pont-Achard, près de Poitiers, en janvier 1833. Le Préfet connaissait les œuvres établies par M. Deshayes, curé d'Auray, en 1812, pour les sourdes-muettes ; il admirait et il applaudissait l'affection du prêtre au regard profond qui concentrait dans un unique amour le bien de ces infortunées et la gloire de son Dieu. Il lui demanda de doter son département d'un semblable bienfait.
On ne conviait pas vainement le P. Deshayes à fonder une œuvre de bienfaisance. Les deux mains du Prêtre et du Magistrat se joignirent ; et la fondation de l’école qui deviendrait Larnay était décidée.
Larnay, nom symbolique qui évoque tout un monde d'harmonie divine et humaine, qui fait surgir la plus douce vision de paix des visages angéliquement pacifiés une sereine région de lumière et d'amour ; et, dans cet éveil des âmes, fait sentir la proximité du Paradis.
Mais comment dire ce déploiement de clarté qui commença si doucement, si humblement, pour s’élever jusqu'à éclairer le monde. Essayons d'en suivre les étapes, attentifs aux personnes, attentifs aux âmes surtout, marchant au pas de la Providence toujours.


1. Le Préfet de la Vienne, M. Boulet, puis son successeur, M. de Tussieu, l'Evêque de Poitiers, Mgr de Bouillé, voulaient protéger l'oeuvre que le P. Deshayes confiait aux Filles de la Sagesse, et qui s'ouvrait le premier jour de mai, mois de Marie.
Mais les commencements furent très humbles.
On sait que la Sagesse aime le silence.
Comme toute la ville de Poitiers s'intéressait à l’oeuvre, on avait décidé de faire des séances publiques où l'on pourrait constater les progrès des élèves. C’était mettre à la torture l'humilité de sœur Marie-Victoire que le P. Deshayes avait désignée pour prendre l’oeuvre. Elle suppliait qu'on la délivrât de ces applaudissements et de ces louanges.
Cette humilité ne signifiait pas d’ailleurs qu’on se donnait à demi au travail. « Un jour, le P Deshayes avait amené à Pont-Achard une petite sourde-muette. Etonnée d'arriver dans cette grande maison, triste de n’y voir que des visages inconnus, mais, par la même, d'autant plus reconnaissante et aimante pour le Père avec qui elle avait fait le voyage, cette enfant ne voulait pas le quitter. Il alla au jardin pour réciter son bréviaire ; elle courut après lui, et le tenant par le cordon qui lui servait de ceinture, elle faisait autant de tours que lui dans l'allée. On voulait la faire rentrer dans la maison. Mais lui, avec une expression touchante: Laissez-la, dit-il, son petit cœur est dans la peine. En prononçant ces mots, ses yeux, à lui, se remplissaient de larmes. Le bréviaire fini, il rentra au salon, avec la petite qui tenait toujours la ceinture. En s'asseyant, il lui faisait mille caresses, pour la consoler. »
J'ai tenu à citer ces deux traits qui disent l'amour intelligent qui s'enveloppait de silence pour se pencher sur les âmes, sur ce,monde intérieur qu'il fallait délivrer des ténèbres, afin qu'il monte à la lumière.
Et comme on voulait les introduire en toute lumière, surnaturelle autant que naturelle, on songea à un aumônier. Sœur Marie-Victoire vint le demander à Mgr de Bouillé. Il y avait alors à Poitiers un prêtre que l'on trouvait au carrefour de toutes les généreuses initiatives qui se préoccupaient du rayonnement de l'Evangile. Né en 1802, M. Charles Chaubier de Larnay, après ses études faites à Saint-Sulpice, était venu se dévouer aux œuvres de son diocèse et de cette ville de Poitiers qu'il édifiait déjà quand il n'était qu'étudiant de l'Université. A peine ordonné, il était nommé directeur au grand séminaire, et son zèle créait des œuvres nouvelles quand il ne vivifiait pas les anciennes. Ce fut lui que Mgr de Bouillé désigna pour aumônier.
Ce choix était très heureux. M. de Larnay avait une âme sensible à qui rien ne demeure étranger de ce qui fait gémir une vie humaine. Mais cette sensibilité ne s'évanouissait pas en purs sentiments ; bonté véritable, elle tournait à l'action et s'exprimait en œuvres où il se donnait en donnant de ses biens. D'ailleurs éminemment surnaturel, tout s'achevait en sollicitude des âmes. Et comme il avait puisé au séminaire de Saint-Sulpice une tendre dévotion à la Sainte Vierge, il se trouvait, par ses pensées et le fond de ses sentiments, être de la famille de la Sagesse chez qui Marie a été établie par le Bienheureux de Montfort, Reine en même temps que Mère. Il apparaissait clairement qu'un tel prêtre pourrait excellemment entrer dans l'œuvre.
Dès le début, on le vit se pencher sur les âmes des pauvres sourdes-muettes avec une sympathie profonde : il souffrait de ne pas prendre un contact assez intime avec elles ; il pleurait de ne pouvoir leur parler et les entendre. Bientôt il se mit à apprendre les signes, ce qui lui permettrait de prêcher et de confesser, de pénétrer dans ce petit monde à qui il avait donné son cœur.
Toutefois il entrait dans l'œuvre avec discrétion, jusqu'à ce qu'en 1841, le P. Dalin, supérieur de la compagnie de Marie et de la Sagesse, qui avait connu M. de Larnay à Saint-Sulpice, lui eût demandé d'y entrer tout à fait et de s'y donner avec plénitude.
Tels furent les humbles débuts de la petite école qui grandissait à Pont-Achard, dans le silence paisible et le travail profond. Des religieuses nouvelles étaient venues s'adjoindre à sœur Marie-Victoire, car le nombre des élèves croissait, on en comptait de 30 à 35. Maîtresses et aumônier travaillaient en étroite collaboration, aussi « à force de courage, de douceur, de patience et de zèle », on voyait les esprits s'ouvrir sous la bénédiction de Dieu.
Dans un discours qu'il prononça à la distribution des prix de 1843, M de Larnay déployait, avec une belle éloquence, ce développement intellectuel des sourdes-muettes dont il donnait des témoignages. Il y montrait que ni la finesse de l'esprit, ni la délicatesse du cœur ne leur étaient étrangères.
Il faudra voir comment s'était accomplie cette merveille.


2. Il sera plus aisé de s'en rendre compte en voyant l'école à Larnay où elle devait se transporter en 1847.
Elle était à l'étroit à Pont-Achard ; la construction de la ligne du chemin de fer Paris-Bordeaux rendit le vallon inhabitable aux sourdes-muettes. L'aumônier offrit son domaine de Larnay. Le 6 novembre, dans la grande plaine salubre et parfaitement aérée, le Père, à cette famille devenue la sienne, donnait un séjour définitif. Là ses enfants pouvaient vivre toute leur vie, là elles laisseraient leurs corps qui reposeraient en terre bénite, quand leurs âmes prendraient leur essor vers l'éternel et l'infini. Il leur disait cela dans une émouvante allocution qu'entendait sa vénérée mère et qui faisait tressaillir toute la petite famille.
Celle-ci était conduite par une nouvelle supérieure, sœur Saint-Emery, qui avait remplacé sœur Marie-Victoire, et qui serait à la tête de la maison jusqu'en 1883.
Cinq religieuses, deux frères employés au travail, et une trentaine de sourdes muettes, telle était la petite colonie qui allait transfigurer cette plaine et ce domaine de Larnay.
Car ici éclate la beauté de l'oeuvre qui va grandir tous les jours et où bientôt s'adjoindra une école d'aveugles : tout est consacré à l'éveil des âmes et à l'épanouissement de la vie.
De la construction de la chapelle à l'établissement du cimetière, pas une pierre ne sera remuée, pas un arbre ne sera planté ni taillé, sans qu'on obéisse à cette préoccupation éducatrice : il faut une collaboration!
Voici d'abord le Père qui s'en va à la recherche des enfants. Il écrit lettres sur lettres, pour découvrir ces infortunées.
Et lorsqu'il les aura rencontrées, pour les amener à Larnay, il sollicite l'aide qui permettra de subvenir à l'éducation. Non qu'il se réserve de ses biens, il donnera tout. Mais il veut intéresser des bienfaiteurs : il s'adresse aux administrations publiques, il s'adresse aux riches, quand les familles ne peuvent se charger des frais.
Et quand il aura réuni tous ces éléments, il voudra qu'il y ait collaboration des maîtresses et de l'aumônier, et de la petite infirme elle-même. Car il sait que sans cela il n'y a pas d'éducation possible. N'est-ce pas ainsi que procédait Dieu quand, pour racheter le monde, il invitait la Vierge à travailler avec lui ?


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De quoi s'agit-il ? d'éveiller une âme : Il faut la faire jaillir en pensées et en affections. Or comment le ferait on si elle n'apportait pas son concours décidé, par où elle assimile ce que lui propose l'expérience des maitresses.
Mais il est indispensable que cette expérience aille la chercher où elle est. M. de Larnay aimait à entrer dans la vie familière des enfants, il se prêtait à leurs jeux, pour entendre respirer leur âme et saisir l'appel de leur vie. En quoi il imitait les religieuses dont la vie est entièrement mêlée à la vie des élèves.
Ne faut-il pas qu'elles soient penchées sur les ténèbres de cette activité spirituelle qui arrive malaisément à se réaliser, à s'exprimer.
Tout éducateur doit en agir ainsi ; il ne lui suffit pas de connaître le but de l’existence, il faut encore qu’il connaisse ceux qu'il veut conduire, qu'il les connaisse un à un, car l'éducation est un art autant qu une science ; et pour les connaître il est indispensable de les aimer, et c'est ainsi qu'il pourra les aider. Alors on verra deux vies qui n'en font qu'une, et qui s'enrichissent de la communication de leurs biens. Si l'élève gagne de la richesse de son maître, le maître aussi apprend à découvrir dans les âmes qui s'ouvrent devant lui la splendeur d'un monde intérieur qui se révèle toujours plus beau à ses yeux.
Oui la tâche est belle, et proprement radieuse, mais difficile ; ici, elle sera singulièrement plus difficile, si peut-être un jour elle se révélera plus radieuse.
Il s'agit de libérer cette lumière intérieure de l’esprit qui est captive ici de plus d'opacité que chez le reste des hommes ; car si les sens sont des fenêtres qui s’ouvrent à l'âme sur le monde extérieur, ici il y a des fenêtres closes : l'ouïe et la parole, ou bien la vue, car déjà en 1858 on a introduit à Larnay une école d'aveugles. Que sera-ce si la triple infirmité se présentait à la fois, comme chez cette petite Julie Cambon que M. de Larnay accueillit en 1860 et qui demeura jusqu'en 1877 ; et que d'autres suivirent. Ne faut-il pas parler « d'âmes en prison » ?
C'est l'étincelle de vie, la vie de l'esprit qu'il faut délivrer.
Et par surcroît, pour nous autres, chrétiens, qui savons que la grâce du baptême a infusé aux sources de la vie un don surnaturel et divin, c'est Dieu vivant en nous, Dieu inconnu, qu'il faut révéler par la foi à ces enfants.
Immense travail !
Quand la religieuse s'est assise au chevet de l'âme, aux aguets pour saisir une manifestation de vie et, par un signe, créer des échanges salutaires, ne faut-il pas dire qu'elle a découvert un monde intérieur dont elle aura ensuite à tirer au clair la splendeur et cultiver la richesse ? La difficulté de la tâche paraît indicible quand sœur Saint-Médulle est aux aguets près de Marthe Obrecht, et sœur Sainte-Marguerite près de Marie Heurtin, et d’autres ensuite. Mais déjà c'était un rude travail et de patience infinie de venir au-devant de l'âme endormie des autres sourdes-muettes et des autres aveugles. Aussi, pour ne pas s'en rebuter, il fallait un grand amour des âmes, et du divin dans les âmes ; un grand amour de Jésus vivant en nous, caché dans ces existences enténébrées.
Et quand cette lumière bienheureuse a jeté son étincelle, il faut que la flamme monte comme une clarté qui se répand.
Regardez maintenant la maison de Larnay, tout y est édifié pour activer ce cheminement de la clarté intérieure.
A peine la première installation est-elle faite, que M. de Larnay, d'accord avec le P. Dalin, jette, en 1850, le plan de la chapelle. Cette chapelle dont les colonnes et les chapiteaux s'élèveront comme une fleur qui s'épanouit et où les vitraux verseront une belle lumière variée ! Plus tard, en 1859, quand les aveugles y seront venus, il faudra un orgue d'où s'échapperont des flots d'harmonie.
Des esprits chagrins viendront dire au joyeux bâtisseur que son luxe est exagéré, on montera même contre lui sa vénérée mère, grande douleur pour ce cœur sensible ! Mais il a sa pensée : il faut retenir à la maison ces enfants à qui la vie dans le monde serait périlleuse et triste ; il faut que la splendeur du culte divin leur révèle la beauté du temple intérieur de leur âme et la sublimité de Celui qui est l'hôte du cœur et de l'Eglise. Alors on arrivera à sentir l'espérance d'immortalité que tout esprit porte en soi ; et la suavité de Dieu mettra un sourire inexprimable sur des existences qui semblaient avoir dit adieu à toutes les joies.
Quiconque a connu le sourire de Marie Heurtin sait ce que je veux dire.
Et quiconque aussi est venu assister à une première communion ici, ou encore à cette procession de la Fête-Dieu dont le souvenir en nos cœurs ne laisse rien à envier aux descriptions du Génie du Christianisme.
Mais je n'ai pas marqué à quel point, avec M. de Larnay les Sœurs groupées sous la conduite de sœur Saint-Emery étaient ingénieuses à faire servir toutes choses, tout et tous, à cet éveil de l'esprit, à cette libération du Christ dans les vies.
Les recréations et les travaux, les prières et les études, les promenades, rien ne sera omis. Tous nos actes ne laissent-ils pas deviner le jaillissement de l'âme vivante ?
Il y avait 80 sourdes-muettes en 1858, quand on proposa de mettre des aveugles près d'elles. Sans doute le grand cœur de M. de Larnay le portait à accueillir cette nouvelle infirmité. Mais il songe aussi qu'elles sauront s'aider entre elles dans la charité et que les signes relieront celles qui semblaient murées dans leur prison et séparées par un abîme.
Il faudrait avoir le temps de suivre cette vigilance inventive qui veille aux santés, veille aux accidents, s’applique à faire sourdre partout la joie, s'applique a composer des livres adaptés à la curiosité de ce monde singulier qui peuple ce plateau de Larnay, ou les brises doivent se faire plus douées pour passer.
Et on ne devrait pas omettre de marquer la joie du bon chanoine, quand Frère Germain obtenait, à un congrès régional en 1860, deux médailles d’or pour son agriculture et 600 francs pour ses bestiaux.
En vérité Larnay paraît bien réaliser cette cité étrange dont parle quelque part Gratry : « Une cité dont tous les citoyens s'aimaient. »

3. Comment cela s'était-il accompli ? Comment s'était accomplie cette merveille à la mort de
M. de Larnay, cette merveille qui dure encore ? Car la maison qui abritait vers 1865, c'est-à-dire un peu après la mort de M. de Larnay, 150 sourdes-muettes, 16 aveugles; 26 sœurs, 14 frères et un aumônier, a encore agrandi ses cadres et multiplié sa vie.
M. de Larnay meurt en 1862, sœur Saint-Emery meurt en 1883, elle est remplacée par sœur Saint-Hilaire qui meurt elle-même en 1909. Et la vie continue de sourdre et la vie continue de jaillir. 1315 enfants, aveugles ou muettes y sont passées. 300 y sont actuellement, ce qui avec le personnel enseignant et employé aux divers services, porte la cité à 350 personnes.
Il faut regarder frémissement de vie, comme on voit sur le plateau frissonner les blés dans les printemps ou vibrer la lumière en les midis de juillet.
A l'heure de la récréation, venez voir s’animer les groupes et allez entendre respirer la vie. C’est la vie qui passe. Vainement la nature avait mis un barrage : là, la surdité, ici, la cécité ; la vie a rebondi, impétueuse, et elle passe.
Et cependant c'en est la moindre manifestation.
Allez dans une classe : si vous êtes chez les sourdes-muettes, les regards vous transpercent qui saisissent les mots sur vos lèvres, et votre pensée même dans vos yeux ; chez les aveugles vous sentez que vos paroles tombent dans le cloître mystérieux d'une mémoire qui n'en perdra rien.
Et si vous voulez mesurer l'activité de ce monde si vivant, pénétrez dans l'ouvroir où vous serez ébloui par la vivacité d'une aiguille qui peint avec les tons les plus merveilleusement nuancés de la soie Vous apprécierez ce que c'est qu'un travail fait avec probité, comme disait Péguy. Et vous goûterez une égale joie à pénétrer dans la classe encore sonore où les aveugles font jaillir, sous leurs doigts impeccables, des cascades de sons qui vont s'élargissant en flots harmonieux.
Mais si vous vous arrêtez dans la petite classe silencieuse où, après sœur Sainte-Médulle et sœur Sainte-Marguerite, sœur Saint-Louis veille sur les pauvres petites qui furent à la fois sourdes-muettes et aveugles, quelle impression vous attend ! Nulle part, peut-être, vous ne saisirez plus sûrement dans son élan la vie spirituelle que sur ces visages où, ayant brisé les plus formidables barrières, elle s'étale, paisible, conquérante. O visage de Marie Heurtin vous faisiez toucher, en quelque sorte, l'âme à nos yeux. Je vous bénis du souvenir que vous m'avez laissé de votre lointaine rencontre ! et je ne puis songer à vous, sans que des larmes montent à mes yeux. Vous portiez inconsciemment sur tous vos traits ce qui est souvent caché par nos visages trop mobiles : une sérénité divine.
Cette bienheureuse paix éclate en splendeur dans les fêtes qui rassemblent toute la cité des âmes autour de l'autel. Quiconque a prêché là me comprendra sans peine. Si pauvre que soit notre parole, nous sentons que, pour ces âmes avides de la vérité du Christ, aucun mot ne tombera à terre, aucune pensée ne sera négligée. Et tandis que l'officiant est à l'autel, des yeux ardents le suivent, cependant que de là-bas, de là-haut, tombe le cristal des pures mélodies qui révèlent la fraîcheur de ce geste incomparable, la Messe, où le Prêtre, avec Jésus-Christ, soulève le monde pour le porter à Dieu. Aussi nous, Prêtres, qui célébrons les saints Mystères, vous nous aidez, mes Enfants, dans votre chapelle exquise, à mieux sentir la grâce inégalable de notre sacerdoce.
Qui donc se plaignait que M. de Larnay avait jeté un luxe inutile dans la richesse de ce bijou ? Autant vaudrait reprocher à Dieu de jeter trop de fleurs en ses printemps et d'allumer trop d'étoiles dans ses nuits.
Mais c'est cette exubérance même qui nous est le témoignage de ce trop grand amour qui nous poursuit. Et vous, mes Enfants, vous croyez à cet amour. A vrai dire, cette maison n'a surgi de terre que pour vous révéler cet amour.
Vous en portiez le témoignage en vous, comme tout homme venant en ce monde, mais vous ne saviez pas le déchiffrer. Encore moins saviez-vous reconnaître l’hôte voilé de vos âmes surnaturalisées : Dieu, la Trinité divine. Et l'éducation qui vous a appris mille autres choses d'ailleurs, ou exquises, ou indispensables, vous a révélé ce secret et cette merveille.
Ah ! comme il est bien réalisé le rêve du P. Deshayes : « On s'étonne de mon affection pour ces infortunées ; mais c'est la gloire de Dieu que j'ai en vue. »
Et vos âmes ont couru à Celui dont l'amour murmurait si doucement à vos âmes.
Toute première communion est belle où un cœur d’enfant découvre l’amour de son Dieu pour lui. Mais nulle part elle n'est plus émouvante que chez vous qui ne savez comment exprimer la plénitude de joie et de tendresse dont votre cœur est gonflé à craquer.
Aussi je m'explique l'allure exubérante de vos «Fêtes-Dieu », quand l'âme, délivrée en quelque sorte du poids d'un trop grand amour, peut exprimer enfin un bonheur dont la soudaineté l'avait accablée.


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Il ne vous manquait donc rien : vous n'aviez rien à envier à ceux et à celles qui étaient entrés dans la vie, si l'on peut dire, toutes portes ouvertes, pour s'élancer du monde extérieur vers Dieu et découvrir la bonté divine sur les traces de Jésus-Christ vivant en ce monde.
Cependant vous aviez vu aux yeux de vos maîtresses bien-aimées, les Filles de la Sagesse, une lumière douce avec une fierté sur leur front. Elles se savaient Epouses du Christ.
La vie religieuse vous serait-elle fermée ? Sans doute l'une ou l'autre, de-ci, de-là : une sœur Saint-Léon, une sœur Marie de Saint-Pie, sorties de vos rangs, entraient à la Sagesse. Mais on sentait qu'on ne pouvait ouvrir largement la porte, cela souffrait des difficultés ! Et pourtant vous saviez aimer ! et pourtant le doux visage du Christ Jésus n'est pas moins capable de vous mettre l'âme en fête ! Serait-il dit que la divine Vierge Marie, la Mère très douce, qui présidait à l'ouverture de cette maison, laisserait pleurer ses enfants qui désiraient, d'un grand désir, devenir les épouses de son Fils ? C'est une chose mystérieuse que cet appel qui retentit dans une âme et l'invite à renoncer à tout ce qui charme humainement l'existence : la beauté des choses possédées, la douceur d'aimer, avec la liberté de se conduire comme il lui plaît ; renoncer à tout afin de suivre Jésus-Christ. Mais cet appel, ceux qui l'ont entendu en rêvent ineffablement.
M. de Larnay ne crut pas que les chères enfants qu'il avait rassemblées dans ce domaine consacré à Marie dussent en être privées. Il n'aurait pas cru avoir suffisamment cultivé la vie divine ensemencée en elles par Dieu, si la vie religieuse leur avait été interdite ; et il établit la congrégation de Notre-Dame des Sept-Douleurs. Là, sous le patronage de Marie, on voit se consacrer à Jésus-Christ, dans la vie religieuse, des sourdes-muettes dont l'âme chante la louange divine, pendant que leurs mains se prêtent à toutes les œuvres de la Charité qui aident au bon fonctionnement de la maison.
En vérité, c'est une cité divine que cette demeure, un authentique fragment du Royaume du Christ, du Royaume des Cieux.

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Comme cela paraît bien, lorsque la mort vient y frapper. La terrible visiteuse, partout, ou à peu près, fait gémir et trembler. Ici on l'accueille en souriant. C'est presque une amie, en tout cas c'est une bonne messagère. Elle annonce que Jésus vient. Ah ! ce mot : Jésus vient.
La fascination de la bagatelle et la splendeur des choses temporelles ont trop souvent eu le don de nous captiver. Ici, sans mépriser les œuvres de Dieu, on a si bien pris l'habitude de piétiner les choses pour faire jaillir l'esprit, que les choses retiennent peu. J'ai lu en la vie de saint Philippe Néri ce trait ravissant : un de ses disciples était mourant, saint Philippe arrive et lui dit : « Veux-tu que je te guérisse. — Père, à quoi bon ? répond le mourant. » Si quelque saint Philippe était venu ici, avec des mains de thaumaturge et la puissance de guérir, que de fois il aurait recueilli ce mot : « A quoi bon ? »
A quoi bon rester sur la terre, quand le ciel appelle ; habiter dans les ténèbres et les ombres, quand la lumière et la vérité sont à votre porte qui vous invitent ? Filles de la Sagesse, religieuses de Notre-Dame des Sept-Douleurs, sourdes-muettes, aveugles,... elles étaient là impatientes de partir. Quelques-unes comptaient les heures, trouvaient le temps long et estimaient que l'éternité tardait bien à venir.
Oh ! ces visages baignés de lumière divine, ces yeux remplis des clartés de l'au-delà, cette sérénité, cette paix chez celles qui partaient si simplement, comme ils témoignent pour la richesse et la profondeur de l'œuvre accomplie.
On avait voulu délivrer le spirituel des captivités qui l’opprimaient ; on était allé à la découverte du spirituel et de la beauté divine des âmes ; et voilà qu'ils se révélaient dune façon si étrange, d'une manière si rare qu’on dirait qu'ils voulaient se laisser voir, toucher, palper, qu ils refluaient sur le corps et emplissaient l'air lui-même d’une grâce divine, et qui n'a pas de nom mais qui témoigne de la proximité du ciel.
Aussi, après la chapelle, faut-il visiter le cimetière. Il ignore tout éclat, mais la paix l'investit et vous en goûtez les effluves inexprimables qui vous rendent meilleurs. Il vous fait sentir, vous-mêmes, les richesse de votre âme.
Car cette maison accueillante bénit encore et sanctifie ceux qui viennent à elle.
J'ai terminé. Ou plutôt non. Il y aurait encore beaucoup à dire.
Il faudrait rappeler comment les hommes ont aimé à regarder vers Larnay. On pouvait y apprendre tant de choses qui font honneur à l'homme : la bonté, la charité, le dévouement ; on pouvait y entendre vibrer l’esprit ; on pouvait y percevoir les reflets d'un monde supérieur qui nous attire tous.
Aussi quelques-uns se sont-ils attristés que les hommes n'aient pas assez regardé vers ce centre de jaillissement de vie naturelle et surnaturelle. On aime pourtant à se souvenir comment les hommes l’ont béni ; on se rappelle les autorités civiles et religieuses qui se plurent à regarder vers cette oasis de paix et cette demeure de bienfaisance ; on n'oublie pas les témoignages d'hier et d'aujourd'hui qui disent que Larnay a bien mérité des hommes et de Dieu, pendant ce siècle de miséricorde qui s'ouvrait le premier jour de mai 1833, sous la protection de Marie, la Vierge qui porte dans ses bras la lumière.
Toutefois toutes ces louanges pâlissent devant le témoignage du Christ que je crois pouvoir lui appliquer : J’étais en prison et vous êtes venus à moi.


Poitiers. — Société Française d'Imprimerie et de Librairie. — 1934. 

Source : Ames en prison, 1934

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