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Souvenirs de Marthe Heurtin

Marthe Heurtin
MES SOUVENIRS.

(1955)

Il m'est demandé d'écrire les souvenirs que j'ai gardés de ma jeunesse je ne vois pas l'intérêt que cela peut avoir, mais j'obéis et ferai de mon mieux.

SOUVENIRS DE MON ENFANCE.
Mes parents étaient cousins–germains et avaient 9 enfants, plus ou moins infirmes (sauf deux qui normales, sont mariées).
Ma sœur Marie, comme moi, sourde-muette-aveugle de naissance était l'aînée et mourut le 22 juillet 1921 à l’âge de 36 ans.
La 3ième  Eugénie, presqu'aveugle mais entendante et musicienne mourut à 13 ans, d'une maladie de poitrine.
Le 6ième Stanislas, né sourd-muet, de vue très faible et presqu'aveugle lorsqu'il mourut, à 43 ans. Je suis la 8ième. Après moi venait Germaine Andréa, rachitique et paralysée. On ne sait si elle entendait, elle mourut à 2ans.
Je suis née le 23 juillet 1902; J'étais d'après les dires, un beau bébé, fort, qui ne demandait qu'à vivre. Maman a sans doute eu beaucoup de chagrin quand elle s'aperçut que j'étais sourde-muette-aveugle. J'étais très vive, j'aimais les jeux, les promenades.... En ce temps–là, je voyais les ombres, la lumière, les formes, mais sans distinguer autre chose que le noir et le blanc, le soleil et la lune que je contemplais à plaisir. J'aimais beaucoup les jeux que me donnait le bon frère Jean-Baptiste, professeur à la Persagotière de Nantes, où était mon frère Stanislas, que j'aimais aller voir. On me gâtait toujours dans cette maison. Puis habitant à la Barbinière hameau de la commune de Vertou près de Nantes, nous devions prendre le bateau à vapeur qui faisait le service (environ 1 heure de trajet) et j'aimais beaucoup aller en bateau. Bien souvent, les jours de congé de mon frère et de mes deux sœurs nous nous promenions sur la Sèvre, dans une petite barque. Un jour que mon frère Stanislas allait partir sur l'eau, je voulus le suivre et m'élançai pour l'attraper, je glissai dans la rivière et manquai de me noyer, je me mis à crier bien fort. Aussitôt papa accourut et me donna une bonne correction qui eut bon effet car je ne recommençai jamais. Souvent maman me prenait dans ses bras ou sur ses épaules, pour aller dans les prés, quand elle gardait nos deux vaches; c'était encore un grand plaisir pour moi d'être ainsi promenée. Quand maman trayait les vaches j'aimais être près d'elle attendant un bol de ce lait tout chaud et si bon (car j'étais un peu gourmande). J'aimais aller avec les enfants de nos voisins jouer dans les prairies, je cueillais les herbes et les pâquerettes avec du fil nous faisions des couronnes et aussi des bouquets. Un jour le ciel était noir chargé de nuages, je m'assis sur l'herbe humide et me mis à tâtonner tout autour de moi, je vis un trou et je mis la main dedans, saisissant par la queue une petite bête, je la pris sur moi et la caressai doucement, je croyais que c'était un petit chat ... mais ma soeur arriva bientôt et me donnant une petite tape me fit le geste: (sale) et jeta bien loin ma petite bête qui était une souris. Un autre jour que j'étais ainsi dans la prairie je sentais beaucoup de personnes qui me regardaient et me donnaient des sous dans mon tablier, j'étais très contente et en rentrant j'étais très fière de les montrer à maman qui les prenait pour les mettre dans son porte-monnaie. Je savais à quoi servaient les sous, quand on m'en donnait, je courrais chez une grand'tante qui tenait une petite épicerie, je lui montrais mon sou et aussi la place où se trouvaient les friandises que je désirais; parfois, quand je n'avais pas de sous je montais sur une chaise puis sur le buffet pour prendre et manger ; bonbons ou gâteaux ..... J'avais une grosse poupée que j'affectionnais beaucoup, je l'habillais, la déshabillais, l'ornais d'herbe, de fleurs, je la couchais, la berçais.
J'allais souvent chez mes cousins qui étaient très bons pour moi, je jouais à la dînette avec leur petite fille on nous donnait pour cela quelques friandises et j'étais heureuse. Près de la cabane où nous jouions il y avait un bon chien que nous invitions, nous lui donnions du lait et des os, nous l'aimions bien et nous le caressions. Derrière la maison de ma tante je me faisais un petit placard pour ranger les objets de mon petit ménage, je mettais tout en ordre dans mon placard, imitant ainsi maman. Je croyais ma construction aussi solide que notre maison et fière et heureuse de mon travail je le considérais quelques minutes....... bientôt la planche bascula, tout tomba, brisant ma construction. Ce fut une grande surprise et un gros chagrin de contempler mon petit ménage réduit en morceaux.
Une fois, j'étais assise sur l'herbe, un peu éloignée de chez nous, une personne déposa sur mes genoux un petit arrosoir, tout heureuse, je courus le remplir d’eau et j'arrosai l'herbe et un carré de fleurs qui se trouvait près de la maison. Un autre jour, j'étais seule avec mon frère Stanislas qui était souffrant, il avait un bandeau autour de la tête, je le vis prendre quelque chose sur le buffet, je l'imitai aussitôt, je pris un verre que je remplis de vin jusqu'au bord, arrosant la table, et je le bus d'un trait ; après cela voyant la table mouillée, j'avais peur, je comprenais que j'avais fait une sottise je me cachai, mais mon frère me rassura, essuya la table, je pense que maman a dû voir que son litre avait été visité, on ne me gronda pas. J’aimais être belle, je remarquai que mes soeurs avaient un tablier neuf, (j'aimais beaucoup sentir l'odeur de l'étoffe neuve, maintenant encore), et je demandais par geste d'en avoir un aussi, et le dimanche suivant, ma soeur Adélaïde me mit un petit tablier qu'elle avait fait avec un morceau qui restait des leurs, elle me frisait, j'allais me promener avec elles, j'étais très fière de mon tablier et de mes frisettes ... Vers 4 ou 6 ans, j’étais chez mes cousins, je me cognai fort sur un mur, mon front saignait et me faisait bien mal, je poussais des cris et pleurais, maman accourut et me prit dans ses bras, le médecin fut appelé pour me soigner, maman me caressait. De cet accident, je garde encore la cicatrice. Ma soeur aînée, Marie qui était placée à Larnay venait tous le deux ans passer quelques jours chez nous, (je m'en souviens encore et de sa bonne maîtresse soeur Sainte-Marguerite). Une fois que nous étions en visite chez mes cousins je suis montée sur le fauteuil sur lequel était assise la chère soeur et derrière son dos je prenais les fruits qui étaient sur le buffet. La dernière fois que la chère soeur vint chez nous, avec Marie, maman me prit avec elle pour la reconduire à la gare de Nantes. Dans la gare je profitai d'un moment où on ne faisait pas attention à moi pour leur échapper. J'étais très vive, je passai entre les jambes d'un voyageur, je sais aujourd'hui que ce monsieur a beaucoup ri. J’allais souvent à Nantes avec maman et mes soeurs voir mon frère à la Persagotière, et des amis en ville, j'étais toujours contente car partout j'étais gâtée, caressée; je me souviens surtout des visites à ma marraine, Mademoiselle Eugénie Bruhay et à sa soeur Augustine. Je les aimais bien, je m'amusais à me cacher sous les tables, elles étaient charitables, me donnaient des vêtements et des douceurs, elles me taquinaient. Un jour, pour me tromper, Augustine avait mis sur sa tête la coiffe de maman et me prenant dans ses bras elle pensait que j'allais me tromper mais elle était bien plus grosse que maman aussi je l'ai reconnue du premier coup. En voyage à Lourdes avec elles je me souviens avoir bu de l'eau de la source; je me souviens que marraine m'acheta une jolie chaîne (la première que j'ai eue) avec une médaille, je me souviens de ma joie, de ma fierté. Chez ma marraine je vis une fois plusieurs filles de la Sagesse qui donnaient des médailles que marraine attachait sur ma belle chaîne, mais je n'étais pas du tout contente d'avoir tant de médailles et arrivé, à la maison je les enlevai toutes, maman me donna une petite correction et après, je m'amusai à les regarder briller au soleil. Je me souviens aussi des visites chez une bienfaitrice qui était couturière, elle me donnait des morceaux d'étoffe pour habiller ma poupée pendant que les grandes personnes parlaient, je m'amusai à ramasser des épingles sur la table de couture, je les mettais sur une grosse pelote; je ramassais aussi les chiffons et regardais les beaux vêtements sur les mannequins, je me rappelle que j'en avais envie, car j'étais un peu coquette (j'ai toujours aimé avoir des vêtements simples mais de bon goût). Une fois une dame de Nantes m'offrit une magnifique poupée joliment habillée, j'en étais contente et j'embrassai la dame pour la remercier et je me mis à bercer et à caresser la poupée et je la montrai à une petite fille de mon âge et ensemble, nous jouions à la dînette. J'avais aussi un album d'images que j'aimais regarder, je ne distinguais pourtant que le blanc et le noir ; sans doute, je voulais imiter me soeurs qui feuilletaient des livres. Je n'étais pas toujours sage, quand je faisais des sottises, cassais ou renversais quelque chose, maman ou mes soeurs me grondaient, par gestes, alors, je me mettais dans un coin, et je pleurais... après un moment, on me consolait, c'est comme cela que je me suis corrigée de bien des petits défauts. Un jour que je jouais dans la cour, je me décoiffai pour me recoiffer à mon goût; ma soeur Adélaïde refit bien vite ma toilette mais aussitôt que je la crus partie, je me mis dans un coin me croyant invisible à tout le monde, je défis encore mes cheveux pour les arranger moi-même à ma façon; ma soeur accourut, me donna une bonne correction et pour me punir me conduisit à l'étable et m'y enferma, j'étais en colère, je pleurais et criais bien fort, après un certain temps qui me parut long (et qui n'était pas sans doute) ma soeur vint me chercher, m'embrassa me consola et me recoiffa ; la leçon profita, jamais je n'ai recommencé ...... J'aimais beaucoup la lumière, le soleil, la lune, le feu de notre cheminée, je les contemplais avec plaisir. Un jour d'hiver, j'étais assise près de la cheminée et je regardais la flamme, je m'approchai, me penchai sur elle, maman ou ma soeur accourut me saisit par le bras et m'ôta ma robe et mon tablier, je compris plus tard que des étincelles étaient tombées sur mes vêtements et les brûlaient… Un autre matin, je me levai, cela sentait une odeur qui me rappelait celle de ce jour là, il y avait des flammes dans la cuisine et on jetait de l'eau dessus, après le mur était noir: c'était sans doute un commencement d'incendie ou un feu de cheminée heureusement que cela n'a pas été grave. Une autre fois on réparait la maison de ma tante et je tombai dans un bassin de chaux, j'avais très peur, vite on accourut, mon genou était blessé: je l'ai manqué belle j'aurais pu être brûlée Dans les magasins, on me montrait des objets en me faisant des gestes, je disais ce qui me plaisait, tout le monde me gâtait J'étais heureuse comme les autres enfants de mon âge. J'ai dit qu'après moi venait une petite Germaine Andréa, infirme, paralysée, son intelligence ne se développait pas, elle mourut à 2 ans. De cette petite soeur j'ai gardé quelques souvenirs; je la vois encore tétant maman et je la caressais doucement, je l'aimais, je ne me rappelle pas avoir été jalouse d'elle, j'étais bien petite (peut-être 4 ans) quand on me montra pour la 1ère fois ce tout petit, j'étais très contente de voir ce bébé chez nous, je m'asseyais près d'elle, je lui montrais mes images, elle dormait dans un berceau près du lit de maman; un jour, le berceau se renversa, on ne sait comment, j'avais très peur, je pleurais et je criais fort pour appeler maman qui faisait son ménage, elle vint et prit dans ses bras ma petite sœur qui heureusement n'avait aucun mal, je me calmai aussitôt. Un jour une dame vint chez nous elle prit dans ses bras ma petite soeur et depuis je ne l'ai plus revue, souvent je la demandais à maman qui me répondait par le geste (me montrant la porte) et qui voulait dire: "partie". J'avais du chagrin de ne plus voir ma petite soeur, elle était morte.


ENTREE A LARNAY

Je grandissais, en juillet 1910, j'avais atteint mes 8 ans je croyais rester toujours comme j'étais, ne songeant qu'à m'amuser et à écosser pois, haricots, marrons, petits travaux que j'aimais, mais on s'occupait de mon instruction; il était temps; cette année là, ma soeur Marie était venue passer ses vacances chez nous, elle ne venait que tous les deux ans. Un matin, on me fit ma toilette comme aux jours de grande fête de grande promenade puis entre maman et ma soeur Adélaïde nous prenions le chemin de Vertou à 4 kilomètres de notre hameau; à Vertou nous prenions le bateau à vapeur qui faisait le service de Nantes, je croyais que nous allions dans cette ville pour voir mon frère ou des amis, j'étais heureuse nous allions à la Persagotière où nous dînions. Dans l'après-midi nous allions à la gare et je vis deux religieuses de la Sagesse qui attendaient ma soeur Marie. Maman nous installa dans le train puis elle m'embrassa tendrement ; un moment après le train se mettait en marche, aussitôt, je m'inquiétai et cherchai maman, je commençai à pleurer, on me fit le geste : (par derrière) et je pensais que maman nous suivait en courant derrière le train. Je fus assez sage jusqu'au premier changement de train, à Cholet, là ne voyant pas maman, je criais et pleurais, les soeurs me donnèrent un verre de vin pour me calmer (elles savaient que j'en étais très friande) mais je lançai le contenu du verre sur elles avec colère ; l'une soeur Placide me donna une petite tape sur la main ce qui ne fit qu'augmenter ma colère, mais la soeur saint Robert me caressa, ce fut encore en vain, je les mordais, je me serrais contre ma soeur, qui elle aussi me serrait dans ses bras me câlinait, essayant de me calmer. A Parthenay, nous changions encore de train je tentai de m'enfuir, un monsieur m'attrapa et me tint ferme ; pendant le reste du voyage, je restai blottie contre ma soeur Marie tenant dans mes bras ma grosse poupée qui ne m'avait pas quittée depuis mon départ. Je continuai mes larmes et mes cris, j'avais le coeur bien gros. A Poitiers, la voiture nous attendait, j’y montai avec ma soeur et ma poupée et le premier octobre 1910, je faisais, en colère mon entrée à Larnay. La bonne mère Sidonie et toutes les chères soeurs me regardaient, je ne cessais de pleurer, on voulut me faire prendre quelque chose je m'entêtais à ne rien prendre, je pensais constamment à maman et à mes sœurs. Au dortoir, on ne put me séparer de Marie, il fallut mettre mon lit contre le sien, le lendemain était un dimanche, je m'en souviens je voyais tout le monde à la messe, j'y étais aussi, derrière près de la porte, ma grosse poupée à mes pieds. On fut obligé de me faire sortir car je hurlais sans arrêt; on me conduisit au réfectoire, on me servit ce dont on savait que j'étais friande, je ne voulus rien prendre, je restai ainsi pendant 3 jours sans manger, on me donnait des jeux, me promenait, mais en vain je répétais toujours mon geste (voir maman, partir) cela dura un mois et enfin je me calmai peu à peu. Dès les premiers jours, on m'apprit l'alphabet "braille" à l'aide de petits clous, sur une planchette de bois faite exprès pour cela; c'était Anne-Marie Poyet qui me faisait faire ce travail que je croyais être un jeu nouveau, je m'y mettais bien avec elle et vite je m'attachai à elle; après quelques jours je savais par coeur mes lettres; soeur Marie – Raphaël (religieuse de N.D. des sept douleurs) m'avait fait un petit livre de mots simples comme : (le pot, la pipe, la patte, etc… etc… etc.. On me montrait en même temps les objets qui portaient une étiquette avec le même mot écrit en "braille"; j'apprenais en même temps les signes, j'avais une bonne mémoire et peu à peu je commençai à m'exprimer en signes avec mes compagnes, surtout avec ma soeur et Anne-Marie que j'aimais beaucoup. Quelque temps. après mon arrivé la chère soeur Saint Louis m'apprenait à parler, elle me faisait toucher ses lèvres, ses dents, sa langue, pour me montrer leur positions dans chacune des lettres; je ne voulais pas, je me débattais, je crachais sur elle et lui donnais des coups de pieds; mais, quand j’ai pu dire papa, maman, mes deux premiers mots, j’étais fière et les répétais toujours, c'est ainsi que peu à peu, j'appris à parler.
Ma deuxième année fut moins difficile (pénible) que la première elle m'apprit l'écriture anglaise au moyen de lettres découpées sur cartons, elle m'apprenait à les écrire sur le tableau noir c'était difficile, je me révoltais. Un jour qu'elle voulut me faire écrire au tableau noir, je fis une telle colère que ma maîtresse me conduisit à la grande salle d'études et m'y enferma pour me punir; quand je me vis seule et enfermée, ma colère éclata de plus belle et quand la chère sœur revint elle trouva toutes les chaises culbutées les unes sur les autres; la chère soeur me ramena dans notre classe et reprit la leçon d'écriture au tableau noir; je lui obéis… ainsi les deux premières années, je faisais souvent des colères; ma maîtresse était bonne, m'aimait beaucoup et me gâtait, mais elle était ferme aussi et me corrigeait quand je ne voulais pas apprendre; quelquefois, elle me mettait au coin; alors colère, je me giflais moi-même je disais en signe " moi, méchante" et " ma maîtresse aussi", mais ma colère passée mes sentiments n'étaient plus les mêmes. J'aimais au contraire ma chère maîtresse et je comprends aujourd'hui toute la reconnaissance que je lui dois; un jour elle me conduisit à la salle de musique, je crois pour me récompenser; une jeune fille aveugle était au piano elle me montrait comment avec ses doigts elle tapait sur les touches, je compris aussitôt et me voilà à tapoter sur les touches, je sentais les vibrations j'étais très fière et me croyais déjà savante. Un jour, me promenant avec ma maîtresse dans le jardin, elle me montrait les fraisiers, m'expliquait que les fraises n'étaient pas encore mûres, je lui répondis par signes :(monsieur Louis va monter sur une grande échelle, il allumera le feu là-haut) ... "le soleil" afin qu'il les fasse mûrir). Ce bon serviteur était chargé d'allumer le calorifère je croyais qu'il était aussi chargé du feu du ciel qui faisait mûrir les fruits. La bonne sœur Marie-Raphaël, religieuse de N D des 7 douleurs née sourde-muette et entrée trop âgée à l'institution pour apprendre à parler, aidait ma maîtresse, quand je me promenais dans le jardin, elle me montrait, me faisait toucher les arbres fruitiers, les légumes, m'expliquait que c'était le bon Dieu qui avait fait toutes choses, que Dieu est partout ; je restait pensive, je cherchais à comprendre, je me représentais ce Dieu dont on me parlait comme un homme très beau, très grand avec une barbe blanche et des cheveux blancs, une figure très douce enfin quelqu'un de très bon...

En 1911, j'allais en vacances avec ma soeur Marie et notre bonne maîtresse, pour y passer quatre jours ; je ne peux pas d'écrire ma joie de revoir mes chers parents, quel bonheur de leur montrer mon petit savoir. Quand il fallut les quitter, j'avais le coeur bien gros, je pleurais beaucoup, mais sans colère cette fois; ma maîtresse me disait pour me consoler: il faut que tu apprennes beaucoup pour être savante, tu reviendras l'année prochaine les voir ; je comprenais ce qu'elle me disait, déjà, on pouvait me causer à l'aide des signes conventionnels que j'apprenais peu à peu avec la bonne soeur Marie-Raphaël et mes deux compagnes Marie et Anne-Marie. La deuxième année, je commençai à apprendre la grammaire et le petit catéchisme, je continuai aussi à apprendre à parler et à écrire au tableau noir. Ma maîtresse s'occupait aussi d'une classe de sourdes, souvent, elle me prenait près de son bureau et je travaillais près d'elle. Les jeudis, soeur Marie-Raphaël m'apprenait à tricoter. En 1912 j'eus la visite de madame Pitrois et de sa fille Yvonne; nous étions toutes trois dans notre petite classe, ces dames étaient très bonnes et très affectueuses elles nous gâtaient beaucoup, chacune de nous reçut un cadeau, moi une très jolie poupée articulée, on me dit de l'appeler Marguerite en souvenir de madame Pitrois. Avec la poupée, j'eus aussi son trousseau un beau lit de fer et sa literie; j'aimais beaucoup cette poupée je la soignais comme une enfant, je la couchais chaque soir et l'habillais chaque matin, mais un jour je la fis tomber et sa jolie tête en porcelaine se brisa, j'en avais un gros chagrin mais ma maîtresse lui fit remettre une autre tête à Poitiers, mais elle était moins belle et ne dormait plus, je continuai à jouer avec elle jusqu'à ma première communion, après cela, les grandes me persuadèrent que j'étais trop grande (11 ans) pour jouer à la poupée et me taquinaient, alors, je la délaissai et bien plus tard je la donnai ma nièce Marcelle, fille de ma soeur Adélaïde. Avec ma soeur et Anne-Marie, nous jouions aux dominos, au loto et aux dames dans lequel jeu, je suis devenue assez forte; cette même année, nous avons eu la visite de notre grande bienfaitrice de Paris (madame Cesbron) qui chaque année nous envoyait à toutes trois ainsi qu'à Marthe Obreck, toutes sortes de linge et de vêtements; cette bonne dame nous a continué ses bienfaits jusqu'à sa mort survenue peu avant la guerre de 1914. De ma première communion privée en 1913, je garde peu de souvenirs mais de ma communion solennelle, je garde un souvenir heureux, je ne sais pas exprimer mes sentiments, mais je comprenais la grandeur de l'action, j'étais recueillie et j'éprouvais une grande joie; puis maman était venue pour y assister nous étions 12 ou 13 communiantes; après je communiais souvent, toujours avec beaucoup de joie; j'aimais beaucoup recevoir notre doux Jésus dans ce sacrement. J'ai fait ma communion solennelle le 30 mai 1914. Au mois de juillet 1913, Anne-Marie quitta Larnay pour toujours, son père voulut la garder elle pleurait beaucoup, car elle aimait Larnay et s'y trouvait heureuse, elle et Marie étaient d’intimes amie; pendant des années; Anne-Marie pleura, elle nous écrivait ses regrets, son rêve de revenir, mais ses parents qui la chérissaient s'y opposèrent; nous aussi nous avons eu beaucoup de chagrin de son départ; mieux que ma soeur, elle savait me distraire, elle avait 8 ans de plus que moi et ma soeur était mon aînée de 17 ans, aussi je me sentais seule après son départ. On me donna une petite sourde comme amie de jeux elle était gentille mais délicate de santé et elle mourut un an après, nous nous aimions beaucoup, nous jouions à la dînette comme les enfants ordinaires. Amie -Marie revenait tous les 2 ou 3ans passer ses vacances ici et c'était toujours un grand bonheur pour nous de nous revoir, ce bonheur je l'ai eu l'an dernier (1954) un mois, nous revivions le passé.

La première année de mon séjour, je fis une broncho-pneumonie quand le docteur vint me voir j'eus peur car pour voir ma gorge il voulait mettre dans ma bouche un abaisse-langue, je croyais qu'il voulait me faire mal mais la soeur Marie-Marguerite qui alors était pharmacienne me caressa et prenant l'abaisse-langue le mit dans ma bouche, je n'avais plus peur et me laissai examiner. 3 ou 4 mois après mon arrivée, une sourde-muette étant morte on me la fit toucher, je la connaissais bien, je n'avais pas peur, je demandai si elle allait bientôt se lever, on me dit (non)"jamais" et me montrant le ciel on me dit qu'un jour, j’irais aussi, puis je vis la fosse où on déposa son corps alors que son âme irait au ciel: je demeurai silencieuse, je n'avais pas peur... on me demande aujourd'hui si je comprenais bien, je crois que oui... je comprenais ce qu'on voulait me dire. Beaucoup plus tard on me reparla de la mort, je touchai même une vraie tête de mort on m'expliqua que le corps deviendrait ainsi mais que nos âmes ne subiraient pas le même sort, qu'elles s'envoleraient au ciel; cette tête de mort m'avait impressionnée et me faisait réfléchir sérieusement, et j'eus peur de mourir. Pendant la maladie dont j'ai parlé plus haut, j'étais très capricieuse, on me soignait avec tendresse, mes amies venaient me voir. Je me rappelle une joie de ma convalescence. Après deux mois à l'infirmerie on me promena dans le jardin, j'aimais le parfum des fleurs surtout du lys et quand enfin je rentrai dans notre chère petite classe avec ma soeur et Marie combien j'étais heureuse d'être libérée de l'infirmerie et de reprendre mes études, je les continuai jusqu'à l'âge de 21 ans. Je poursuivais mes études comme dans les classes ordinaires, mes livres étaient en braille et pour le calcul je me servais du matériel comme toute aveugle (cubarithme).... J'appris aussi l'écriture "Ballu " (lettres ordinaires en relief) que m’enseigna soeur Marie-Raphaël. Je n'aimais pas les rédactions car je devais faire effort pour exprimer mes idées. J'allais en promenade à Poitiers, on me montrait toutes sortes de choses, le lendemain, ma maîtresse me posait des questions, je n'aimais pas cela; ensuite je faisais une petite narration. Que de larmes j'ai versées sur mon papier, de même pour ma correspondance que je devais faire seule. Soeur Marie-Raphaël voulait me les dicter pour éviter la peine de leur composition, mais la chère soeur tenait bon ; aujourd'hui, je lui en suis reconnaissante car je puis faire seule ma correspondance sans trop de difficultés. (C'est après ma communion solennelle que ma maîtresse, la chère sœur St Louis m'apprit à écrire à la machine. Ce moyen est très pratique car mes correspondants me lisent plus facilement. Il y a un inconvénient : je ne peux pas me relire, mais je tâche d'être attentive afin de ne pas faire de fautes. Il y a quelques années, un bienfaiteur bénédictin, Dom Godet de Ligugé, écrivit lui-même à la fabrique "Underwood" pour donner tous les renseignements nécessaires afin de mettre le "braille" sur les touches du clavier de la machine... et c'est sur cette machine équipée pour voyants et aveugles que je fais encore aujourd'hui, toute ma correspondance).
 
Notre maison de Larnay est située sur un plateau à l'ombre d’un petit bois, une ferme la complète, on m'y conduisait parfois pour me faire connaître (montrer) la basse-cour, l'étable; on me montra une fois un œuf duquel sortait un petit poussin, j'avais peur en touchant les premières petites plumes, on me fit prendre des lapineaux qui griffaient; on me montra aussi de gros porcs, des agneaux .... je n'avais pas peur de ces derniers, j'aimais les caresser en même temps j'apprenais le nom de ces bêtes et leur utilité pour notre nourriture et nos vêtements. Deux mois après ma communion solennelle, la guerre éclata le 4 août 1914.Quelques jours après, je vis transporter des lits dans la grande salle de musique pour y recevoir de braves blessés. L'un d'eux s’intéressa beaucoup beaucoup à moi et venait souvent jouer une partie de dames avec moi : c'était monsieur le sergent DUPUIS, il nous gâtait toujours ma soeur et moi. Je corresponds encore avec lui, maintenant; je lui suis reconnaissante ainsi qu'à mes autres bienfaiteurs qui me font du bien par leur fidèle sympathie. Il y avait une autre sourde-muette-aveugle (Marthe Obrecht) beaucoup plus âgée que nous, elle perdit la vue à 3 ans, subitement par une frayeur pendant la guerre de 1870; elle était à l'atelier des aveugles, elle confectionnait des filets de pêche avec deux sourdes âgées. Marthe descendait dans notre classe pendant les récréations, avec ma sœur elle causait beaucoup, elles s'aimaient bien, j'aimais suivre les signes avec mes mains malgré que je ne comprenais pas grand-chose, souvent ma présence gênait Marthe qui attirait ma soeur et je restais seule, j'allais me mettre dans un coin de la classe et je pleurais, je me sentais isolée j'en pris l'habitude. En 1917, j'eus la joie de recevoir une grande compagne, Yvonne Perlin, nous la connaissions depuis un an car elle correspondait avec ma soeur et avec une sourde devenue aveugle à 36 ans: Jeanne-Marie Perrault aussi nous étions très contente quand elle arriva conduite par sa grand’tante. Yvonne réfugiée de la Marne avait perdu l'ouie à 13 ans et la vue à 17 ans ; elle en avait 21 quand elle vint ici. Elle était grande, instruite, gaie ; elle me racontait des histoires et cela me faisait plaisir; mais je crois aujourd'hui que je ne comprenais pas tout; enfin j'étais contente qu'elle s'occupât de moi. Un mois après l'arrivée d'arrivée d'Yvonne, nous recevions une autre réfugiée: Émilienne Vanderaeghe âgée de 17 ans, aussi douée qu'Yvonne était vive, elle avait perdu la vue à 9 ans, l'ouie à 11 en l'espace de quinze jours. Elle avait avant la guerre passé 3 ans à l'Institution de LILLE, qu'elle regrettait toujours; elle était très timide, nous nous aimions beaucoup mais je m'isolais encore parfois malgré leur gentille invitation de venir avec elles, elles aimaient beaucoup lire, mais pendait la guerre les livres circulaient difficilement, alors nous faisions du théâtre, cela ma plaisait d'être un personnage. En Juillet suivant, arrivait notre troisième compagne: Jeanne Delgove âgée de 19 ans et qui comme Yvonne perdit l'ouie à 13 ans et la vue progressivement, elle fut complètement aveugle à 18 ans. Elle avait presque tout oublié de ses études, on dut lui apprendre à lire le Braille, les deux premières la connaissaient avant de venir ici. Le 11 Novembre 1918, notre Maîtresse nous apprit la fin de la guerre, nous étions si contentes, que nous dansions toutes les quatre. En 1921, il y eut ici une épidémie de rougeole, ma soeur tomba malade deux jours après je la rejoignais à l'infirmerie, on avait mis nos lits tout près l'un de l'autre (j'aimais tant ma soeur). Huit jours après Marie alla mieux, commençait à se lever, une imprudence lui fit prendre froid; le lendemain elle était très malade d'une fluxion de poitrine puis une congestion. Notre maîtresse était en voyage, elle était partie conduire les élève en vacances; elle revint juste pour assister à l'agonie de ma soeur. A l'aube du 22 juillet 1921, ma Maîtresse m'éveilla doucement et me dit : "Marie est à l’agonie, on va lui donner les derniers Sacrements". Je me jetais sur elle pour l'embrasser une dernière fois, elle avait perdu connaissance. Un moment après on me dit que son Ame était partie, je pleurai beaucoup, je ne peux pas dire mon chagrin, le plus grand de ma vie, On essayait de me consoler en me disant que ma soeur était tout près du bon Dieu, dans le bonheur du ciel, mais je ne pouvais me consoler, ce malheur aggrava mon état, on crut que j'allais aussi mourir, mais à force de soins on me guérit. Dieu dans sa bonté a donné une dernière joie à ma soeur : quelques jours avant sa mort, nous étions très surprises de recevoir la visite de notre maman, qui venait conduire mon frère Stanislas à Salvert comme aide-jardinier, mais il n'y resta que très peu de temps. Nous étions bien contentes d'embrasser Maman, nous ne pensions pas que pour ma soeur c'était l'adieu. Ma soeur n'avait pas peur de la mort, elle nous disait souvent avant sa maladie: son bonheur de retrouver un jour au ciel, sa Chère Sœur Sainte Marguerite, qu'elle regrettait tant et sa bonne et dévouée Sœur Raphaël morte en décembre 1917. Marie était très pieuse, elle aimait beaucoup communier. Un jour en Mars 1917, il n'y avait plus d'hosties consacrées, quelques-unes durent revenir de la Sainte Table sans avoir communier. Marie était de celles-là : elle pleurait, on ne pouvait la consoler.

Autrefois nous recevions de temps en temps la visite de Monsieur et Madame ARNOULD. C'est Monsieur Arnould qui a beaucoup travaillé pour faire connaître la méthode employée pour l'instruction des sourdes-muettes-aveugles et mise au point par la chère Soeur Sainte Marguerite morte en 1910. C'est lui l'auteur du livre : Ames en Prison. Madame ARNOULD est morte le 7 Août 1946 et Monsieur ARNOULD le 9 Novembre 1950. Ils nous amenaient leurs amis car ils s'intéressaient à nous, c'était toujours un bonheur de les voir, ils étaient si bons, si simples ! Je faisais une partie de dames avec les visiteurs presque chaque fois je gagnais, j'aime beaucoup ce jeu, c'est ma plus grande distraction. Après la mort de ma soeur, je me rapprochai de plus en plus de mes trois compagnes, je m'isolai moins et cela aida à mon développement. Yvonne me taquinait beaucoup, tout d'abord je me froissais, je ne comprenais pas la plaisanterie, la chère Soeur encourageait à me taquiner afin de former mon caractère, J'étais très susceptible; maintenant elle me taquine encore mais je comprends et souvent je lui renvoie la balle. La Chère Soeur nous racontait à toutes deux une petite histoire et pendant la promenade sous la tonnelle, Yvonne me posait des questions sur cette petite histoire, je n'aimais pas les questions C'était ma bête noire, aussitôt qu'elle commençait, je lui parlais de toute autre chose sans répondre à sa question, mais Yvonne ne se laissait pas détourner. En 1922, j'ai eu encore un grand chagrin, j'avais une amie sourde muette, déjà âgée, très fine brodeuse, elle se nommait : Justine Bouteilloux, elle était ma marraine de confirmation, je l’aimais beaucoup, elle était mon guide au promenades et m'était très dévouée, très vive et gaie, elle était même si vive, que la chère Sœur pharmacienne après un petit incident lui disait: "Tu te tueras un jour", cela arriva malheureusement. Comme tous les ans, à pareille époque, le Mardi de Pâques 1922, les sourdes-muettes allèrent faire une promenade à Poitiers, je devais y aller mais ma maîtresse ne le permit pas, car le temps n'était pas sûr. Dieu permit cette opposition qui de prime abord m'avait chagrinée. Le soir, comme les sourdes traversaient le boulevard de la gare, une auto allait passer, Justine croyait avoir le temps de traverser, elle s'élança malgré que ses compagnes voulurent l'arrêter, à ce moment l'auto passait et Justine fut renversée et heurtée à la tempe, elle mourut presqu'aussitôt, elle avait 52 ans. Lorsque le lendemain on me raconta l'accident, j'eus beaucoup de chagrin, elle savait si bien me distraire. L'ouvroir perdait un bonne ouvrière et moi une amie fidèle.

Je n'oublierai jamais le beau souvenir de mes séjours à Lourdes, j’y suis allée six fois, soit avec ma maîtresse, soit avec le Pèlerinage. Je me souviens avec bonheur de mes visites à la Grotte, à la Basilique.., de la procession du Saint Sacrement.., du musée de l'humble Bernadette. (Avec le langage par signes, on m'expliquait ce qui se passait) la belle procession sur l'Esplanade m'a laissé un émouvant souvenir : beaucoup de malades couchés sur des brancards ou assis dans de petites voitures. Une fois j’ai rencontré à Lourdes, une amie, qui depuis longtemps était en correspondance avec ma sœur : Mademoiselle Amélie Bitton, elle était couchée, elle avait le Mal de Pott, depuis plus de vingt (ans) elle était ainsi étendue sur son matelas, elle avait peut-être cinquante ans quand j'eus le plaisir de la voir. Elle était heureuse de voir ma Maîtresse et moi, j'étais très émue en l'approchant, j'avais envie de pleurer. Elle ne guérit pas.... quelques années après le bon Dieu l'appela.
Je vis également une autre jeune fille de 23 ans marchant avec des béquilles qui pendant la procession du St. Sacrement sur l’Esplanade se leva tout à coup, jeta ses béquilles et marcha... elle était guérie. Depuis trois ans elle ne pouvait marcher sans béquilles, elle m’a montré ses béquilles et m'a embrassée, j’étais bien émue et j'admirai la bonté de la Sainte Vierge qui lavait guérie. Quelque fois des personnes me demandaient si je voulais guérir, si je demandais à la Sainte Vierge ce miracle : autrefois oui, je désirai voir clair pour rendre service aux autres et me suffire à moi-même... Je laisse la Sainte Vierge, Elle sait mieux que nous ce qui nous est nécessaire. Je lui dis que je veux ce que Notre Seigneur veut ! Ma soeur n'a jamais demandé sa guérison à Lourdes, elle disait toujours : " Je verrai au Ciel, ce sera plus beau que sur la terre. "

Je garde de bons souvenirs de visiteurs sympathiques ou amis. Je citerai d'abord : Monseigneur de DURFORT qui était très bon, très simple avec nous, il aimait beaucoup notre maison, nous montrait beaucoup d'intérêt et pendant qu'il était sur le Siège Épiscopal venait quelquefois à Larnay, le plus souvent il ne prévenait pas. Monseigneur ne manquait jamais de venir dans notre petite classe, il était accompagné d'autres Évêques ou de personnes en visite à l'Évêché, toujours il voulait faire une partie de dames avec moi, mais il était très distrait, causant avec les personnes présentes, aussi il se faisait battre. Un jour il nous amena son Éminence le Cardinal DUBOIS, un autre jour Monseigneur CHAROST, Évêque de LILLE, qui pendant la guerre 1914-1918 était resté à son poste, fut admirable, puis devint Évêque de RENNES et Cardinal. Je me rappelle que ma compagne Yvonne Perlin nous a bien fait rire après leur départ, elle nous racontait que Monseigneur de Durfort, lui écrivit dans la main : " C'est Monseigneur CHAROST qui va prendre son poste à Rennes" et Yvonne s'écria joyeusement : " c'est mon pays! vive la Marne". Elle avait compris REIMS au lieu de RENNES, aussi quand après leur départ on lui dit que c'était: " RENNES " et non pas "REIMS ", elle n'était pas fière du tout. Et elle nous disait : " Qu' est-ce que Leurs Grandeurs vont penser de ma science en géographie! "

Après la mort de ma soeur, je me rapprochai beaucoup par l'amitié de mes deux premières compagnes Yvonne et Émilienne, nous faisions un " trio ", nous nous promenions souvent ensemble soit dans la belle grande allée des tilleuls, où il fait très bon l’été, où sous la tonnelle (une grande allée couverte d'un berceau de vignes) c'est bien joli et nous l'aimons beaucoup. Yvonne était au milieu, Émilienne et moi de chaque côté, nous causions ensemble, l'une racontait une histoire, si c'était Yvonne elle faisait les signes avec les deux mains, si c'était Émilienne ou moi qui parlions Yvonne tout en écoutant avec une main répétait les signes à l'autre, ainsi tout en nous promenant, nous nous amusions. Je ne savais pas encore raconter des histoires mais j'aimais les écouter et peu à peu je comprenais mieux et mes amies se mettaient à ma portée, parlaient de choses simples, m'expliquaient ce que je ne connaissais pas. Avant de rentrer nous allions toujours ensemble dans notre cimetière, dire une prière sur la tombe de ma soeur, ce qui nous est très facile, car notre petit cimetière est dans l’enclos. Il nous est arrivé d'aller à l'aventure dans notre jardin, et quand nous ne retrouvions pas notre chemin, nous riions beaucoup et nous finissions toujours par nous retrouver. Un jour avec Yvonne nous nous croyions perdues, nous commencions à nous inquiéter, quand nous rencontrons un bâtiment, "c'est peut-être le nouveau bâtiment " dit Yvonne, nous suivions le mur (18) avec beaucoup de précautions car on nous avait prévenues de ne pas aller de ce côté, car il y avait une mare. Nous trouvons enfin une porte et nous entrons.., alors, nous remarquons que nous étions rentrées par la même porte que d'habitude, nous pourrons raconter notre petite aventure à notre maîtresse qui rit beaucoup. Ainsi à nos dépens, nous apprenions à connaître les allées du jardin. J’aimais aussi beaucoup mes autres compagnes, car de 1924 à 1932 il nous en est venu d'autres dont plusieurs sont maintenant parties ou décédées : Maria Poreau en 1925, fille d'un médecin belge établi au Brésil et orpheline qui perdit l'ouie à 12 ans ; elle était intelligente et gaie et nous l'aimions beaucoup, mais elle nous quitta pour retourner en Belgique, son pays et nous sommes toujours en correspondance avec elle, de même avec Marcelle Delaunay qui en 1926 venait de l'Institution d'Arras ; elle était devenu aveugle et sourde à 10 ans, elle nous quitta quelques mois avant Maria. Jeanne-Marie Tanguy devenue sourde à 8 ans à la suite d'un coup qu'elle reçu à la tête et à 30 ans elle perdit la vue, elle est aussi intelligente et j’aime causer avec elle. Raymonde Richalet devenue aveugle à 4 ans par des rhumatismes et entendant très peu, elle fit ses études de 13 à 16 ans et nous quitta. Puis vint en 1928 : Andrée Mazure née sourde-muette-aveugle (par malheur on lui fit beaucoup de piqûres lorsqu'elle était bébé pour lui conserver un peu de vision, cela fit tort au cerveau, elle ne put apprendre ni à lire, ni à écrire, elle ne connaît que le langage des signes qu'elle applique très bien, elle est affectueuse et nous l'amons beaucoup. Ensuite vint une jeune fille envoyée par l'Institution de Lille: Lucienne Massin devenue à demi paralysée à 2 ans, aveugle à 4 ans et entièrement sourde à 12 ans. Elle ne peut tricoter beaucoup, et pour se distraire elle fait des corbeilles de perles.

Avant la guerre de 1939, nous allions quelquefois passer une journée dehors de la maison avec les sourdes, dans des propriétés environnantes ; les châtelains nous invitaient ; ainsi nous sommes allées à Béruges à Vouneuil, à Ligugé etc.. etc. Chaque fois, les aimables habitants me promenaient, me montraient de belles choses et me gâtaient, aussi, j'aimais y aller. Nous mangions sur l'herbe, avec mes amies, ou au bord des rivières; de tout cela je me souviens avec plaisir. Depuis la guerre nous prenons les moyens de locomotion à la mode: nous allons en cars et chaque année, nous faisons un grand tour: au bord de la mer comme à Angoulin, à La Baule, Pornichet, Saint-Nazaire ...etc. Nous nous sommes bien amusées à mettre les pieds dans l'eau, à ramasser des coquillages, à marcher dans le sable... Une fois nous sommes allées non loin d'ici à Saint-Benoît où un ermite a vécu autrefois. Pour y aller, il fallait gravir une pente très raide. J'ai glissé et roulé comme une boule jusqu'en bas, sans me faire mal et j'ai beaucoup ri et mes amies aussi, il faisait un temps superbe. Mais voici 1939 et le triste souvenir de la guerre, de l’invasion de notre pauvre France. Larnay reçut un orphelinat de la Moselle, 40 religieuses dominicaines avec 200 enfants (garçons et filles) bien désolées d'abandonner leur maison et leur chère Lorraine. Ils demeurèrent ici jusqu'après la guerre. De ces religieuses, nous gardons le meilleur souvenir; leur présence et leur connaissance de la langue allemande nous rendirent beaucoup de services pendant l'invasion; sans leur intervention près des chefs allemands, nous aurions dû évacuer; nous avons eu souvent bien peur d'abandonner notre chère maison, mais, Monsieur de Larnay veillait sur son oeuvre, nous le prions de tout coeur et il ne nous a protégées. Notre maison était comble, nous étions à l'étroit mais qu'importe, nous nous entendions bien. Comme partout nous avions les émotions des alertes, j'avais bien peur surtout pendant les bombardements de Poitiers en 1940 et 1944. Nous nous levions la nuit pour descendre à la cave ou dans le jardin; les avions passaient au dessus de notre maison, on me disait que notre clocher servait de point de mire aux avions. Un jour un avion allemand était tombé dans notre champ tout près de notre bois: beaucoup de nos arbres ont été décapités ou ébranchés ; la protection du bon Dieu était bien visible, car si l'avion était tombé une seconde plus tôt, c'est sur la maison qu'il serait tombé et il contenait bombes et balles. Des personnes des environs venaient se réfugier la nuit dans nos granges et nos étables ; enfin en 1945, le 7 mai, pendant le repas du soir on nous apprit la grande nouvelle : la guerre est finie nous étions très contentes, mais nous pensions à tous ces malheureux qui étaient morts et qui ne verraient pas ce beau jour. Deux mois après l'armistice, les réfugiés nous quittaient pour retourner dans leur pays, près de Metz, tous étaient contents de retourner chez eux, malgré les ruines... Peu après, nous perdions notre chère maîtresse, soeur saint Louis. Depuis quelque temps elle se trouvait fatiguée et dépérissait doucement. Le 21 août 1945, elle s'endormit pour toujours dans la paix du seigneur, elle était âgé de 82 ans, elle avait gardé jusque là toutes ses facultés, nous eûmes un très grand chagrin de la perdre, car nous l'aimions beaucoup, c'était une vraie maman pour nous, surtout pour moi, à qui elle avait tout donné, je lui dois tout. Sans l'instruction qu'elle me donna, sans mon cher Larnay, je me demande parfois ce que je serais devenue ?.. Quelques jours après la mort de notre regrettée maîtresse, la bonne mère nous présenta celle qui devait la remplacer : Soeur Anne de Bethléem, que nous aimions déjà et que nous désirions. Ce fut pour elle un grand sacrifice de quitter ses chères petites sourdes, car elle était depuis 20 ans professeur dans les classe des élèves. Nous étions contentes de ce choix; elle est très bonne et dévouée et nous l'aimons beaucoup. Peu de semaines après arrivaient 2 nouvelles élèves, Simone et Jacqueline sourdes et n'ayant qu'une perception lumineuse, fillettes de 10 et 8 ans qui ont appris à lire, à écrire à connaître Dieu, à communier et qui malheureusement n’ayant pas de santé ont dû quitter l'institution et rentrer dans leur famille où elles sont entourées d'affection mais se sentent un peu isolées car les parents ne savent pas comme ici se faire si bien comprendre. Actuellement, il y a encore 5 enfants en cours d'instruction âgées de 8, 14 et 18 ans. Parmi ces petites, j'aime surtout notre petite Mireille, c'est notre petit lutin et notre rayon de soleil, elle nous taquine souvent et nous distrait. La pauvre petite perdit l’ouie et presque la vue à l'âge de 5 ans à la suite d'une méningite, elle nous vient de Paris, vraie petite parisienne, vive, gaie, affectueuse et intelligente, elle ne voit pas lire sur les lèvres, elle a donc appris le langage des doigts et avec dextérité elle fait ses signes et comme elle avait déjà parlé avant sa maladie (elle est restée 4 ans dans le silence) elle retrouve grâce à la lecture, son vocabulaire et aime la conversation et les histoires…

En 1946, j'eus la grande joie de passer trois bonnes semaines dans ma famille, près de ma chère maman que je n'avais pas vue depuis 1939, à cause de la guerre et des moyens de locomotion bien difficiles. Je n'y retrouvais plus mon père mort en 1938, ni mon frère qui l'avait suivi dans la tombe un an après. J'étais quand même heureuse de revoir ma famille, mes amis, mon pays, mes neveux et nièces qui avaient bien grandi; maintenant je suis grand'tante et la plus jeune de la petite troupe est ma filleule et se nomme Evelyne j'ai été très heureuse et fière l’an dernier d'être marraine. En 1952, je revis maman pour la dernière fois, elle avait 89 ans, elle était devenue infirme par l'âge et les rhumatismes qui l’ont bien fait souffrir; peu à peu elle est devenue impotente, sa vue s'est éteinte et les deux dernières années elle était sourde et aveugle; cela m'a fait beaucoup de peine de la revoir en cet état; nous étions cependant heureuses de nous retrouver pour quelques jours; heureusement que mes deux sœurs, mariées, ont été très bonnes et très dévouées pour elle, elles l'ont entourée d'affection et de soins jusqu'au bout; ma chère maman mourut en février 1953, j'ai eu beaucoup de chagrin en apprenant sa mort, mais pourtant c'était une délivrance pour elle et là haut, elle a dû être récompensée de toutes ses peines.

En 1948, il y eut à Paris, une conférence pour l’enseignement libre, donnée par la bonne Mère assistante : Paule Marie de Jésus. Je partis avec ma maîtresse, sœur Anne et plusieurs musiciennes et leurs maîtresses ; nous passâmes 5 jours dans la capitale, j'étais très contente d'y être. Il y avait une foule à cette conférence, les aveugles ont chanté et joué du violon; elles ont été applaudies ; de mon côté, j'ai écrit à ma machine une petite adresse pour toute l'assemblée, puis un mot au tableau, répondant à une question posée par l'assistance, ensuite, j'ai tenu conversation, avec ma maîtresse au moyen des signes et de l'écriture dans la main; les parisiens sont très enthousiastes, ils m'ont bien applaudie, cela m'a été dit parce que je ne l'ai pas entendu... Plusieurs personnes sont venues me voir à la sortie, j'étais très heureuse de les revoir ou de faire leur connaissance ; après nous avons visité la capitale, quelques églises; Montmartre, N.D. des miracles, la rue du Bac où on me fit toucher le fauteuil où la sainte vierge s'est assise quand elle apparut à Catherine Labouré, j'ai baisé avec un grand respect ce fauteuil qui est un pieux souvenir ; à la sortie, les soeurs de Saint Vincent de Paul nous ont fait attendre le passage de son éminence le cardinal Suhard qui nous a parlé très aimablement et nous a donné sa bénédiction. Nous sommes allées à Montmartre, dans cette magnifique basilique du Sacré-Coeur, mais le funiculaire était en réparation et il fallut monter et descendre d'innombrables marches, le temps était bruineux, pluvieux pendant tout notre séjour ce qui a gâté un peu notre plaisir, mais j'étais contente quand même.

En 1953, j'ai fait encore un beau voyage dans le nord, à Lille. L’institution fêtait son centenaire et les chères sœurs avaient invité ma maîtresse à m’y conduire; nous sommes donc parties avec une autre sœur qui accompagnait Lucienne Massin, dont la famille habite près de Valenciennes ; la bonne mère lui procura la satisfaction de revoir sa maman qu'elle n'avait pas vue depuis son entrée à Larnay (environ 20 ans) elle a pu passer trois jours chez elle. L’accueil à l'institution fut des plus aimables il y eut aussi beaucoup de monde à la séance où j'ai travaillé un peu comme à Paris j'ai eu le grand plaisir de revoir mon ancienne compagne Émilienne sourde-muette aveugle ayant séjourné des années Larnay; je lui avais donné rendez-vous, nous étions contentes de nous retrouver et de causer ensemble; nous avons visité la cathédrale N.D. DE LA TREILLE et un peu la ville ; j'ai eu le bonheur de revoir mesdemoiselles Hamy et la famille Collette que j'avais connue ici, comme réfugiée; cette fois j'ai été prudente et je n'ai pas perdu mes affaires comme à Paris où j'ai fait tomber mon sac à main dans la montée de Montmartre sans m'en apercevoir ; un brave monsieur l'ayant trouvé courut après nous pour nous le rendre. Après 5 jours à Lille, nous rentrions avec Lucienne et notre bonne maîtresse; je garderai toujours bon souvenir de ces voyages, j'aime à y repenser et à me rappeler le doux accueil, affectueux, aimable, que je reçus partout ; je repris ma vie de chaque jour, mes causettes avec mes amies, mon tricot; j’aime faire de jolies layettes pour bébé, cela me distrait, aussi je ne m'ennuie pas. J’aime aussi le jeu de dames, mais actuellement je lui préfère la lecture. J'ai commencé à aimer la lecture à 30 ans. Nous sommes abonnées à la Bibliothèque Braille Valentin Haüy ; nous demandons les histoires que nous désirons. Et tout m'intéresse. Je lis encore ("notre Revue") publiée par les Frères de l'Institution de Bruxelles; une autre Revue que nous recevons du Canada ("L'Action Typhlophile Canadienne") avec ses articles scientifiques, et un article de fond, de piété; puis, "Notre Étoile " petite revue pour les Enfants de Marie, qui est publiée par les Soeurs de la Rue du Bac. J’ai eu la grande joie en 1919, d'être reçue avec Émilienne dans la Congrégation des Enfants de Marie; j'aime beaucoup la Sainte Vierge : chaque jour, c'est avec une douce joie que je récite mon chapelet. L'année dernière 1954, pendant la grande promenade des vacances qui avait pour but Paray-le-Monial, nous avons eu la grande joie de nous arrêter à Nevers pour voir et prier près de la petite Bernadette, cette petite Sainte qui a eu le privilège de voir la Sainte Vierge à Lourdes. J'étais très émue quand on me la décrivit ; à Paray-le-Monial aussi en pensant que dans cette Chapelle, Sainte Marguerite-Marie avait si souvent vu et entendu Notre-Seigneur, nous avons eu le bonheur d’entendre la messe dans cette chapelle et d'y communier. Pour nous, Jésus reste invisible, mais au Ciel nous le verrons (il n'y aura plus de sourdes ni d’aveugles, c'est ce qui est consolant).

Avant de terminer, je veux donner un dernier souvenir à ma bonne et dévouée Soeur Marie-Victoire de Montfort (religieuse de N-D des 7 Douleurs) qui s'est occupée de moi : au dortoir, au réfectoire et un peu partout, elle m'a rendu tant de services.., et entourée de tant d'affection ; elle était aussi très dévouée pour toutes mes compagnes sourdes-aveugles. Elle-même était sourde-muette de naissance, trop âgée pour avoir appris à parler, mais très intelligente; elle mourut 1948 à 86 ans ; paralysée depuis plusieurs années, elle gardait la chambre pendant sa longue maladie, elle m’édifia par sa patience et sa résignation; j’allais la voir tous les jours pour la distraire et lui parler de choses et autres. Toutes ces chères âmes nous ont devancées dans les demeures éternelles et notre consolation est de penser que nous irons les rejoindre un jour, et pour toujours nous nous retrouverons réunies. Notre bonheur sera sans mélange, là est la grande espérance qui nous fait supporter les épreuves de la vie.


Marthe Heurtin
Fait à Larnay.
Novembre 1955

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